Je ne sais lequel de nous deux était compétent pour juger la question. Je la ramenai à son histoire, qu’elle reprit ainsi :
– Pour vous prouver combien peu cela était toléré, je vous dirai que la première fois que je le vis, et que j’exprimai mon admiration à la comtesse de Ferrières, qui se trouvait auprès de moi, elle me répondit : « Ma toute belle, vous ferez bien de ne pas dire votre avis si chaudement devant une autre que moi ; on vous raillerait cruellement si l’on vous soupçonnait d’oublier qu’aux yeux d’une femme bien née un comédien ne peut pas être un homme. »
Cette parole de madame de Ferrières me resta dans l’esprit, je ne sais pourquoi. Dans la situation où j’étais, ce ton de mépris me paraissait absurde ; et cette crainte que je ne vinsse à me compromettre par mon admiration semblait une hypocrite méchanceté.
Il s’appelait Lélio, était Italien de naissance, mais parlait admirablement le français. Il pouvait bien avoir trente-cinq ans, quoique sur la scène il parût souvent n’en avoir pas vingt. Il jouait mieux Corneille que Racine ; mais dans l’un et dans l’autre il était inimitable.
– Je m’étonne, dis-je en interrompant la marquise, que son nom ne soit pas resté dans les annales du talent dramatique.
– Il n’eut jamais de réputation, répondit-elle ; on ne l’appréciait ni à la ville et à la cour. À ses débuts, j’ai ouï dire qu’il fut outrageusement sifflé. Par la suite, on lui tint compte de la chaleur de son âme et de ses efforts pour se perfectionner ; on le toléra, on l’applaudit parfois ; mais, en somme, on le considéra toujours comme un comédien de mauvais goût.
C’était un homme qui, en fait d’art, n’était pas plus de son siècle qu’en fait de mœurs je n’étais du mien. Ce fut peut-être là le rapport immatériel, mais tout-puissant, qui des deux extrémités de la chaîne sociale attira nos âmes l’une vers l’autre. Le public n’a pas plus compris Lélio que le monde ne m’a jugée. « Cet homme est exagéré, disait-on de lui ; il se force, il ne sent rien » ; et de moi l’on disait ailleurs : « Cette femme est méprisante et froide ; elle n’a pas de cœur. » Qui sait si nous n’étions pas les deux êtres qui sentaient le plus vivement de l’époque !
Dans ce temps-là, on jouait la tragédie décemment ; il fallait avoir bon ton, même en donnant un soufflet ; il fallait mourir convenablement et tomber avec grâce. L’art dramatique était façonné aux convenances du beau monde ; la diction et le geste des acteurs étaient en rapport avec les paniers et la poudre dont on affublait encore Phèdre et Clytemnestre. Je n’avais pas calculé et senti les défauts de cette école. Je n’allais pas loin dans mes réflexions ; seulement la tragédie m’ennuyait à mourir ; et comme il était de mauvais ton d’en convenir, j’allais courageusement m’y ennuyer deux fois par semaine ; mais l’air froid et contraint dont j’écoutais ces pompeuses tirades faisait dire de moi que j’étais insensible au charme des beaux vers.
J’avais fait une assez longue absence de Paris, quand je retournai un soir à la Comédie-Française pour voir jouer le Cid. Pendant mon séjour à la campagne, Lélio avait été admis à ce théâtre, et je le voyais pour la première fois. Il joua Rodrigue. Je n’entendis pas plus tôt le son de sa voix que je fus émue. C’était une voix plus pénétrante que sonore, une voix nerveuse et accentuée. Sa voix était une des choses que l’on critiquait en lui. On voulait que le Cid eût une basse-taille, comme on voulait que tous les héros de l’antiquité fussent grands et forts. Un roi qui n’avait pas cinq pieds six pouces ne pouvait pas ceindre le diadème : cela était contraire aux arrêts du bon goût.
Lélio était petit et grêle ; sa beauté ne consistait pas dans les traits, mais dans la noblesse du front, dans la grâce irrésistible des attitudes, dans l’abandon de la démarche, dans l’expression fière et mélancolique de la physionomie. Je n’ai jamais vu dans une statue, dans une peinture, dans un homme, une puissance de beauté plus idéale et plus suave. C’est pour lui qu’aurait dû être créé le mot de charme, qui s’appliquait à toutes ses paroles, à tous ses regards, à tous ses mouvements.
Que vous dirai-je ! Ce fut en effet un charme jeté sur moi. Cet homme, qui marchait, qui parlait, qui agissait sans méthode et sans prétention, qui sanglotait avec le cœur autant qu’avec la voix, qui s’oubliait lui-même pour s’identifier avec la passion ; cet homme que l’âme semblait user et briser, et dont un regard renfermait tout l’amour que j’avais cherché vainement dans le monde, exerça sur moi une puissance vraiment électrique ; cet homme, qui n’était pas né dans son temps de gloire et de sympathies, et qui n’avait que moi pour le comprendre et marcher avec lui, fut, pendant cinq ans, mon roi, mon dieu, ma vie, mon amour.
Je ne pouvais plus vivre sans le voir : il me gouvernait, il me dominait. Ce n’était pas un homme pour moi ; mais je l’entendais autrement que madame de Ferrières ; c’était bien plus : c’était une puissance morale, un maître intellectuel, dont l’âme pétrissait la mienne à son gré. Bientôt il me fut impossible de renfermer les impressions que je recevais de lui. J’abandonnai ma loge à la Comédie-Française pour ne pas me trahir. Je feignis d’être devenue dévote, et d’aller, le soir, prier dans les églises. Au lieu de cela, je m’habillais en grisette, et j’allais me mêler au peuple pour l’écouter et le contempler à mon aise. Enfin, je gagnai un des employés du théâtre, et j’eus, dans un coin de la salle, une place étroite et secrète où nul regard ne pouvait m’atteindre et où je me rendais par un passage dérobé. Pour plus de sûreté, je m’habillais en écolier.
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