En trois jours le vicomte de Larrieux me devint insoutenable.

Eh bien ! mon cher, je n’eus jamais l’énergie de me débarrasser de lui ! Pendant soixante ans il a fait mon tourment et ma satiété. Par complaisance, par faiblesse ou par ennui, je l’ai supporté. Toujours mécontent de mes répugnances, et toujours attiré vers moi par les obstacles que je mettais à sa passion, il a eu pour moi l’amour le plus patient, le plus courageux, le plus soutenu et le plus ennuyeux qu’un homme ait jamais eu pour une femme.

Il est vrai que, depuis que je l’avais érigé auprès de moi en protecteur, mon rôle dans le monde était infiniment moins désagréable. Les hommes n’osaient plus me rechercher ; car le vicomte était un terrible ferrailleur et un atroce jaloux. Les femmes, qui avaient prédit que j’étais incapable de fixer un homme, voyaient avec dépit le vicomte enchaîné à mon char ; et peut-être entrait-il dans ma patience envers lui un peu de cette vanité qui ne permet point à une femme de paraître délaissée. Il n’y avait pourtant pas de quoi se glorifier beaucoup dans la personne de ce pauvre Larrieux ; mais c’était un fort bel homme ; il avait du cœur, il savait se taire à propos, il menait un grand train de vie, il ne manquait pas non plus de cette fatuité modeste qui fait ressortir le mérite d’une femme. Enfin, outre que les femmes n’étaient point du tout dédaigneuses de cette fastidieuse beauté qui me semblait être le principal défaut du vicomte, elles étaient surprises du dévouement sincère qu’il me marquait, et le proposaient pour modèle à leurs amants. Je m’étais donc placée dans une situation enviée ; mais cela, je vous assure, me dédommageait médiocrement des ennuis de l’intimité. Je les supportai pourtant avec résignation, et je gardai à Larrieux une inviolable fidélité. Voyez, mon cher enfant, si je fus aussi coupable envers lui que vous l’avez pensé.

– Je vous ai parfaitement comprise, lui répondis-je ; c’est vous dire que je vous plains et que je vous estime. Vous avez fait aux mœurs de votre temps un véritable sacrifice, et vous fûtes persécutée parce que vous valiez mieux que ces mœurs-là. Avec un peu plus de force morale, vous eussiez trouvé dans la vertu tout le bonheur que vous ne trouvâtes point dans une intrigue. Mais laissez-moi m’étonner d’un fait : c’est que vous n’ayez point rencontré, dans tout le cours de votre vie, un seul homme capable de vous comprendre et digne de vous convertir au véritable amour. Faut-il en conclure que les hommes d’aujourd’hui valent mieux que les hommes d’autrefois ?

– Ce serait de votre part une grande fatuité, me répondit-elle en riant. J’ai fort peu à me louer des hommes de mon temps, et cependant je doute que vous ayez fait beaucoup de progrès ; mais ne moralisons point. Qu’ils soient ce qu’ils sont ; la faute de mon malheur est toute à moi ; je n’avais pas l’esprit de le juger. Avec ma sauvage fierté, il aurait fallu être une femme supérieure, et choisir d’un coup d’œil d’aigle entre tous ces hommes si plats, si faux et si vides, un de ces êtres vrais et nobles, qui sont rares et exceptionnels dans tous les temps. J’étais trop ignorante, trop bornée pour cela. À force de vivre, j’ai acquis plus de jugement : je me suis aperçue que certains d’entre eux, que j’avais confondus dans ma peine, méritaient d’autres sentiments ; mais alors j’étais vieille. Il n’était plus temps de m’en aviser.

– Et tant que vous fûtes jeune, repris-je, vous ne fûtes pas une seule fois tentée de faire un nouvel essai ? Cette aversion farouche n’a jamais été ébranlée ? Cela est étrange.

 

 

III

 

La marquise garda un instant le silence ; mais tout à coup, posant avec bruit sur la table sa tabatière d’or, qu’elle avait longtemps roulée entre ses doigts :

– Eh bien, puisque j’ai commencé à me confesser, dit-elle, je veux tout avouer. Écoutez bien :

Une fois, une seule fois dans ma vie j’ai été amoureuse, mais amoureuse comme personne ne l’a été, d’un amour passionné, indomptable, dévorant, et pourtant idéal et platonique s’il en fut. Oh ! cela vous étonne bien d’apprendre qu’une marquise du dix-huitième siècle n’ait eu dans toute sa vie qu’un amour, et un amour platonique ! C’est que, voyez-vous, mon enfant, vous autres jeunes gens, vous croyez bien connaître les femmes, et vous n’y entendez rien. Si beaucoup de vieilles de quatre-vingts ans se mettaient à vous raconter franchement leur vie, peut-être découvririez-vous dans l’âme féminine des sources de vice et de vertu dont vous n’avez pas l’idée.

Maintenant devinez de quel rang fut l’homme pour qui, moi, marquise, et marquise hautaine et fière entre toutes, je perdis tout à fait la tête.

– Le roi de France ou le dauphin Louis XVI.

– Oh ! si vous débutez ainsi, il vous faudra trois heures pour arriver jusqu’à mon amant. J’aime mieux vous le dire : c’était un comédien.

– C’était toujours bien un roi, j’imagine.

– Le plus noble et le plus élégant qui monta jamais sur les planches. Vous n’êtes pas surpris ?

– Pas trop. J’ai ouï dire que ces unions disproportionnées n’étaient pas rares, même dans le temps où les préjugés avaient le plus de force en France. Laquelle des amies de madame d’Épinay vivait donc avec Jéliotte ?

– Comme vous connaissez notre temps ! Cela fait pitié. Eh ! c’est précisément parce que ces traits-là sont consignés dans les mémoires, et cités avec étonnement, que vous devriez conclure leur rareté et leur contradiction avec les mœurs du temps. Soyez sûr qu’ils faisaient dès lors un grand scandale ; et lorsque vous entendez parler d’horribles dépravations, du duc de Guiche et de Manicamp, de madame de Lionne et de sa fille, vous pouvez être assuré que ces choses-là étaient aussi révoltantes au temps où elles se passèrent qu’au temps où vous les lisez. Croyez-vous donc que ceux dont la plume indignée vous les a transmises fussent les seuls honnêtes gens de France ?

Je n’osais point contredire la marquise.