La Métamorphose
Franz Kafka
La Métamorphose
Texte présenté, traduit et annoté
par Claude David
Gallimard
PRÉFACE
Le thème de la métamorphose est aussi vieux que la littérature. L'Antiquité a eu ses métamorphoses, le Moyen Âge a eu les siennes. Le personnage est travesti, masqué, quelquefois, pour un temps limité, sous un aspect qui fait oublier sa forme ancienne. Il arrive que ce déguisement lui soit infligé comme une punition ou comme une vengeance des dieux. Mais dans tous les cas, la métamorphose se superpose à la nature véritable, qu'on n'oublie jamais tout à fait. Quand Kafka use de ce mot, il lui prête aussitôt un sens tout différent : la métamorphose révèle une vérité jusqu'alors méconnue, les conventions disparaissent, les masques tombent. Si la fable se prêtait au style fleuri, la métamorphose, au sens que Kafka lui donne, impose plus de rudesse. Le récit qui porte ce titre est un des plus pathétiques et des plus violents qu'il ait écrits ; les effets en sont soulignés à l'encre rouge, les péripéties ébranlent les nerfs du lecteur. En même temps et pour la même raison, la signification de l'histoire est sans ambiguïté : La Métamorphose, en dépit des innombrables études qu'on lui a consacrées (en 1973, on en dénombrait déjà 128 !), est un des textes de Kafka qui prêtent le moins à contestation et, par conséquent, un des accès les plus commodes pour entrer dans son œuvre.
Une première fois, en 1907 probablement, Kafka avait imaginé, dans le texte intitulé Préparatifs de noce à la campagne, qui devait rester inédit du vivant de l'auteur, la transformation d'un homme en insecte. Le héros de l'histoire, Eduard Raban (déjà un pseudonyme calqué sur le nom de Kafka), hésite avant de se mettre en route pour un voyage à la campagne dont il attend peu de plaisir : « Ne puis-je pas faire comme je faisais toujours lorsque j'étais enfant, dans les affaires dangereuses ? Je n'ai même pas besoin de partir moi-même à la campagne, ce n'est pas nécessaire. J'y envoie mon corps couvert de mes vêtements [...]. Et moi, pendant ce temps-là, je suis couché dans mon lit, mollement recouvert d'un édredon marron clair, livré à la brise qui entre par la fenêtre entrouverte. » Et il continue : « Quand je suis comme cela couché dans mon lit, j'ai l'air d'un gros scarabée, un lucane ou un hanneton, je crois [...]. Oui, j'ai l'air d'un gros scarabée. Je serre mes petites pattes contre mon corps ventru. Et je chuchote un petit nombre de mots, ce sont les ordres que je donne à mon triste corps, qui est là tout contre moi, penché vers moi. J'en ai bientôt fini – il s'incline, il s'en va vivement et il va tout exécuter pour le mieux, tandis que je me reposerai. » Il n'est pas douteux que Kafka, quand il écrit La Métamorphose, se réfère mentalement à ce passage, écrit cinq ans plus tôt. Et pourtant, la même image recouvre des réalités fort différentes : dans Préparatifs de noce, le narrateur se débarrasse de son corps, il cherche refuge en épousant la forme d'un scarabée ; il est insecte, il est dispensé de réaliser ses promesses et ses projets. Dans La Métamorphose, au contraire, Gregor Samsa est prisonnier de son corps, un corps que soudain il ne reconnaît plus, mais qui constitue l'unique réalité. Toute évasion lui est désormais interdite : c'est le sujet même de l'histoire que Kafka nous raconte.
On peut suivre jour après jour les circonstances de la rédaction de La Métamorphose. Kafka les rapporte dans ses lettres à Felice Bauer. Il l'a rencontrée au mois de septembre 1912 et il a conçu aussitôt des projets d'avenir avec elle. Dans Le Verdict, qu'il compose dans la nuit du 22 au 23 du même mois, c'est elle qui figure au centre de l'histoire, même si Kafka ne l'accorde qu'à demi-mot. Dans La Métamorphose, en revanche, il n'y a plus de place pour elle. Les semaines ont passé ; l'inspiration, dont le retour l'avait, un bref moment, inondé de bonheur, est retombée ; il a vainement peiné pour donner à son roman américain, qui traîne depuis des mois, une forme qui lui convienne ; la charge de l'usine d'amiante, que son père lui a infligée et où il mesure chaque jour son incompétence, l'emplit de désespoir. Le 8 octobre, il écrit à Max Brod qu'il a été tenté de se jeter par la fenêtre. Et, dans la même lettre, il ajoute en post-scriptum, parlant de sa famille : « Et cependant, le matin venu, je n'ai pas le droit non plus de le passer sous silence, je les hais tous à tour de rôle ; je pense que, pendant ces quinze jours, j'aurai bien du mal à leur souhaiter le bonjour. Mais la haine – et de nouveau, cela se retourne contre moi – est évidemment mieux de l'autre côté de la fenêtre que tranquillement couchée sur un lit. » C'est cette haine, encore à moitié refoulée, qui va inspirer son nouveau récit. Il écrit à Felice, le 17 novembre : « Je veux transcrire une petite histoire, qui m'est venue à l'esprit en pleine détresse et qui m'obsède au plus profond de moi-même. » Une histoire, ajoute-t-il, « excessivement répugnante », dans laquelle il ne progresse qu'à grand-peine et que seule l'image de Felice, à l'horizon, permet de supporter : « Ces choses-là, vois-tu, sortent du même cœur que celui où tu loges et que tu tolères comme logement. N'en sois pas triste, car, qui sait, plus j'écris et plus je me libère, plus je serai pur, digne peut-être de toi, mais sûrement il y a en moi beaucoup de choses à jeter et les nuits ne seront jamais assez longues pour cette occupation, du reste voluptueuse au plus haut degré. » Il en va de la sorte jusqu'au 6 décembre, où Kafka écrit à Felice : « Pleure, chérie, pleure ! Le héros de ma petite histoire est mort, il y a un instant. Si cela doit te consoler, sache qu'il est mort assez paisiblement et réconcilié avec tous. »
Entre Le Verdict et La Métamorphose, à peine deux mois se sont écoulés.
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