Les deux œuvres relèvent de la même esthétique et s'éclairent l'une par l'autre. Tout d'abord, les personnages ont un nom qui, dans le cas présent, rappelle celui de l'auteur ; plus tard, Kafka laissera plus volontiers les héros de ses récits dans l'anonymat. Il est manifeste que le narrateur, sans s'identifier à son héros, puisque celui-ci incarne précisément toute la partie de lui-même dont il voudrait s'affranchir, lui marque de la sympathie et verse des pleurs sur son destin. Gregor Samsa a des traits de caractère qu'il est aisé de décrire : c'est un employé modèle, un fils respectueux, toujours prêt à servir, tout le contraire d'un révolté, nullement enclin à perturber l'ordre de la société. Il est solitaire, insociable, inutile, coupé du monde. Kafka qui, plus tard, reniera la psychologie, lui réserve tout naturellement une place dans ces récits de 1912 : Gregor Samsa est tout le contraire d'un « homme sans qualités ». Il est encore conçu à la manière d'un personnage romanesque traditionnel. Et Kafka introduit, avant le début de l'action, une sorte de préhistoire, dans laquelle l'argent joue son rôle. Une sombre histoire de dettes, dont on sait peu de chose, a réduit le père à l'inaction et c'est désormais Gregor qui, par son travail, fait vivre la famille entière. On apprendra plus tard, dans le cours du récit, que le père s'est sournoisement constitué un pécule, en économisant sur les versements mensuels de Gregor. Le fantastique de la métamorphose laisse intact le cadre réaliste, l'évocation d'une famille de petite bourgeoisie, enfoncée dans la médiocrité du quotidien. Kafka s'évadera plus tard vers des paysages exotiques ou imaginaires. Ici, c'est le contact du fantastique et du quotidien qui donne son corps à l'histoire. Quant aux autres personnages, si ce ne sont pas des portraits d'après nature, on a tôt fait cependant de reconnaître dans le père, impulsif et violent, dans la mère, larmoyante et faible, dans la sœur Grete, en apparence charitable mais bientôt plus inhumaine que quiconque, des images empruntées à l'entourage familier de l'auteur. On a même pu montrer que la disposition des pièces chez les Samsa était identique à celle de la famille Kafka. Le vécu reste tout proche : le lecteur, bien entendu, l'ignore ; l'auteur, en revanche, ne l'oublie pas. Quant au héros Gregor Samsa, il n'en sait pas si long, c'est sa métamorphose qui va le révéler à lui-même et lui révéler, du même coup, la vérité des autres.
Déjà dans Le Verdict, Georg Bendemann découvrait, au cours d'une conversation inopinée avec son père, la vérité de son cœur, toute une part de lâcheté, de mauvaise foi, de haine qu'il était parvenu jusqu'alors à se cacher ; il se croyait innocent et annonçait innocemment à son père son projet de mariage : le langage allait le trahir, et la condamnation à mort qu'on lui infligeait lui paraître si méritée qu'il courait aussitôt se noyer dans la rivière. Il en va de même dans La Métamorphose : Gregor n'a mis en cause jusqu'à présent ni son métier ni sa relation avec les siens ; tout va changer d'un coup.
Et pourtant, quand il se découvre transformé en un immonde insecte, son étonnement ne dure qu'un instant ; il ne lui faut qu'un moment pour apprendre à manier ce corps qu'il connaît encore mal. Bientôt, il sait ouvrir une porte avec ses mandibules, il sait monter le long des murs et s'accrocher au plafond. Il ne s'indigne pas, il ne sait pas encore qu'il fait peur aux autres : s'il couche sous le canapé, c'est moins pour ménager ceux qui l'entourent que pour s'y installer à son aise. Il n'a plus d'appétit que pour les aliments corrompus, mais il accepte le goût nouveau en ne s'en étonnant qu'à peine.
La première partie du récit porte essentiellement sur le métier. Le fondé de pouvoir se rend personnellement chez Samsa pour connaître les raisons du retard de Gregor. C'est la première fois que celui-ci commet pareille faute ; et cependant, le représentant du patron menace aussitôt de le licencier ; il lui reproche la médiocrité des affaires qu'il a conclues ; il va jusqu'à mettre en question la probité de son employé. On s'est à bon droit étonné de cette rigueur. On a pensé que Kafka instruisait le procès d'une société mal faite ; le drame privé qui nous est conté ne serait que le déguisement d'un conflit social encore insuffisamment analysé. C'est la société qui serait responsable de l'aliénation dont Gregor Samsa est la victime. La Métamorphose serait une caricature de l'économie capitaliste. Certains sont allés plus loin : ils ont considéré le changement de Gregor en animal comme le chemin de son salut ; dans sa nouvelle condition, son moi, si longtemps prisonnier, pourrait enfin se libérer.
Où prend-on cependant que Gregor Samsa se soit jamais libéré ? Sa métamorphose l'enferme au contraire dans une solitude irrémédiable, dans une passivité plus grande encore qu'auparavant. Le métier est assurément une servitude ; Kafka l'a toujours éprouvé comme tel. Gregor Samsa, qui l'avait de tout temps pratiqué avec ennui, ne s'en détache cependant que le jour de sa métamorphose ; sa lassitude l'a emporté ce matin-là jusqu'à prendre faussement l'apparence d'une révolte.
Ce n'est pas la société dont Kafka instruit ici le procès. La société a ses pesanteurs, mais elle n'est pas monstrueuse.
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