Si seulement il avait bien voulu cesser cet insupportable sifflement ! Gregor en perdait tout à fait la tête. Il s'était déjà presque entièrement retourné quand, à force d'entendre ce sifflement, il commit même une erreur et se retourna un petit peu du mauvais côté. Mais quand il fut enfin heureusement parvenu à placer sa tête en face de l'ouverture de la porte, il apparut que son corps était trop large pour passer sans dommage. Naturellement, dans l'état d'esprit où il se trouvait alors, son père fut bien éloigné de penser par exemple à ouvrir l'autre battant de la porte, pour offrir à Gregor un passage suffisant. Son idée fixe était seulement de faire rentrer Gregor dans sa chambre aussi vite que possible. Jamais il n'aurait toléré les préparatifs compliqués dont Gregor avait besoin pour se mettre debout et essayer de franchir la porte de cette manière. Il poussait au contraire Gregor, comme s'il n'y avait eu aucun obstacle, en faisant plus de bruit encore qu'auparavant. Gregor avait l'impression que son père n'était plus seul, mais que plusieurs pères s'étaient ligués contre lui24. Ce n'était vraiment plus le moment de plaisanter et Gregor se jeta dans l'ouverture de la porte, sans se soucier du reste. Un côté de son corps se redressa, il resta pris de travers dans l'ouverture de la porte, un de ses flancs était entièrement écorché ; de vilaines taches brunes restèrent sur la porte blanche ; bientôt, il se trouva coincé et incapable de bouger ; d'un côté, ses pattes s'agitaient en l'air, de l'autre elles étaient pressées contre le plancher ; son père lui lança par-derrière un coup qui parvint à le délivrer, et il fut projeté jusqu'au milieu de la chambre, en perdant son sang en abondance. La porte fut encore fermée d'un coup de canne, puis le silence se fit enfin.

1 Le nom de Samsa est manifestement calqué sur celui de Kafka. Ainsi se trouve confirmé dès le premier mot l'aspect « personnel » du récit. Plus tard, lorsque Kafka dénommera ses personnages « Joseph K. » ou « K. » ou lorsqu'il les laissera entièrement anonymes, il marquera au contraire la distance qu'il veut introduire entre ses héros et lui-même. Peut-être (mais ce n'est qu'une hypothèse) le prénom Gregor veut-il être l'anagramme presque parfaite de Georg, le nom du héros du Verdict (Folio classique no 2017, p. 63), écrit quelques semaines plus tôt. Les deux personnages sont, en effet, à la fois parallèles et opposés : l'un et l'autre vont découvrir une part d'eux-mêmes que l'un (Georg) essayait de masquer à lui-même et aux autres et dont l'autre (Gregor) a la révélation soudaine. Georg triche pour ne laisser subsister que la partie conventionnelle, « sociale », acceptable, de lui-même ; Gregor, au contraire, fait tout à coup connaissance de ses enfers. L'un tente (inutilement) de monter, l'autre descend.

2 La première phrase du texte souligne que la métamorphose n'est pas un rêve, mais au contraire la découverte d'une réalité. Au commencement du deuxième paragraphe, le narrateur répète : « Ce n'était pas un rêve. » Kafka a plus d'une fois dénié le caractère onirique de ses récits.

3 L'insecte est bien un cancrelat (Ungeziefer), non une grosse punaise. Lorsque son récit fut imprimé, en 1915, Kafka insista d'ailleurs pour que l'insecte ne soit pas représenté dans le livre. La gravure publiée montre une porte à demi ouverte ; un homme se tient devant elle en se cachant le visage dans ses mains. Rappelons aussi qu'à la fin de la Lettre à son père (1919), Kafka, cédant la parole à son père, lui fait dire : « Il y a deux sortes de combat. Le combat chevaleresque, où les forces de deux adversaires indépendants se mesurent ; chacun reste seul, perd seul, gagne seul. Et le combat du cancrelat qui, non seulement pique, mais qui suce aussi le sang pour se maintenir en vie. C'est le véritable soldat de métier, et voilà ce que tu es. » Dans un autre passage de la même lettre, Kafka rappelle que son père avait coutume de dénommer « vermine » l'artiste juif Löwy, avec lequel Franz Kafka était lié d'amitié (voir Pléiade, t. IV, p. 880 et 840). En prêtant à son père le mot « cancrelat », pour le désigner lui-même, Kafka fait une allusion détournée au récit composé sept ans plus tôt.

4 On lit déjà dans Préparatifs de noce à la campagne (Pléiade, t. II, p. 84) : « Je presse mes petites pattes contre mon abdomen renflé. »

5 Dès le début apparaît l'image de la dame au manchon, symbole de la sexualité refoulée de Gregor Samsa, et préparant l'épisode de la page 81.

6 On voit à quel point la métamorphose dont Gregor Samsa est l'objet répond en lui à un désir secret.

7 Le corps inconnu et éprouvé comme imprévisible. Image outrée d'une hypocondrie qui n'était pas étrangère au psychisme de Kafka. Ce n'est d'ailleurs ici qu'un premier temps ; la sensation d'étrangeté disparaîtra vite, Gregor se sentira promptement réconcilié avec son corps.

8 Il y avait donc un élément de révolte chez Gregor Samsa, mais il avait été vite étouffé. Il lui avait substitué des triomphes imaginaires sur son patron, qui ne faisaient qu'illustrer sa faiblesse.

9 On connaîtra plus loin (p. 66) l'origine de cette situation : l'entreprise que possédait le père de Gregor avait fait faillite cinq ans plus tôt et il avait fallu emprunter de l'argent à l'actuel patron de Gregor.