Ce dernier pensait que cette dette n'était pas encore éteinte. En fait, comme il le découvrira plus tard, tout n'avait pas été perdu lors de la faillite ; le père dissimulait dans un petit coffre-fort ce qu'il avait pu sauver du désastre. Gregor était donc seul à faire vivre la famille, ce qu'il acceptait sans révolte et même avec fierté. La haine du fils envers le père n'apparaît qu'à peine dans le récit ; les sentiments de Kafka envers sa famille étaient beaucoup moins nuancés.

10 Il y avait, en 1912, cinq ans que Kafka avait une activité professionnelle. Lui-même rappelle dans une lettre à Felice (nuit du 17 au 18 novembre 1912, Pléiade, t. IV, p. 65) que, depuis cinq ans qu'il mène la vie de bureau, il n'est pas parvenu à dominer l'énervement que celle-ci provoque en lui. De même, il est question (p. 59) de la chambre que Grégoire occupe depuis cinq ans : c'est en 1907, en effet, qu'avait eu lieu également l'emménagement de la famille Kafka dans la Niklasstrasse.

11 De telles phrases ont pu faire penser qu'il y avait chez Kafka les éléments d'une critique sociale. Mais elle ne joue dans ce récit qu'un rôle infime.

12 À ce moment de sa métamorphose, Gregor, encore conscient et honteux des modifications de son corps, cherche à les dissimuler.

13 Le regard jeté sur la fenêtre pour s'appuyer à un point de référence solide, la volonté de retrouver en toute chose « son évidence coutumière », éclairent le sens de la métamorphose dont Gregor est victime : il s'interroge, non seulement sur lui-même, mais aussi sur le sens du monde, il a perdu toute certitude et toute sécurité. On en peut dire autant de Joseph K. dans Le Procès.

14 Tout ce passage met évidemment en cause la sévérité avec laquelle sont traités les employés de la maison de commerce. Mais il traduit surtout le désarroi de Gregor devant une situation qu'il a cessé de comprendre. Lui-même s'attribue encore comme un mérite le fait d'être bourrelé de remords à cause de son retard. Ce n'est pas sa « faute » qu'il remet en question, mais un ordre du monde dont il se sent séparé.

15 Premier moment dans la transformation de Gregor en chose.

16 Il s'agit évidemment du cadre de la « dame au manchon ».

17 Les propos du fondé de pouvoir paraissent, une fois encore, hors de proportion avec la faute apparente de Gregor. Mais il exige une « explication claire » ; or, c'est justement ce que Gregor ne peut pas donner ; sa situation est de celles sur lesquelles la raison est entièrement sans pouvoir. Derrière la scène « réaliste » se profile un dialogue impossible entre la raison et une réalité qui lui échappe.

18 Gregor Samsa mélange les temps. Il mêle le mensonge à la vérité (il n'avait eu la veille aucun pressentiment ; il n'avait aucunement le projet de se rendre au magasin). Ces incohérences sont en lui les dernières lueurs de raison.

19 On a commenté dans la préface cette image de la mère aperçue dans le désordre de la nuit. On rapprochera ce passage de la lettre à Felice Bauer, écrite le 19 octobre 1916 (Pléiade, t. IV, p. 791), qui évoque la chambre conjugale des parents.

20 Un des rares passages où le père apparaît sous des traits moins inhumains.

21 Image du temps où Gregor avait encore sa place parmi les usages et les croyances de la société.

22 On comprend que Gregor est jusqu'à présent resté sur le dos, en voyant le monde à l'envers. L'amélioration prétendue de son état vient seulement du fait que, pour la première fois, il se réconcilie avec sa condition nouvelle.

23 L'accumulation des détails grotesques de cette scène (dans l'attitude du fondé de pouvoir, dans celle du père et même dans celle de la mère) est compensée par le tragique de l'instant qu'elle évoque : en entrant dans sa condition animale, Gregor perd définitivement sa mère, qui va chercher refuge dans les bras du père. Aucun désastre ne lui est plus sensible que celui-là.

24 Élargissement mythique du personnage du père, qui devient comme l'incarnation du pouvoir paternel. On rapprochera ce passage d'une métamorphose analogue du père de Georg Bendemann, dans Le Verdict.

 

II

 

Ce n'est qu'au crépuscule que Gregor sortit d'un sommeil semblable à la pâmoison. Il se serait sans doute de toute manière éveillé peu après, même s'il n'avait pas été dérangé, car il se sentait suffisamment reposé et avait eu son saoul de sommeil, mais il lui sembla avoir été éveillé par des pas furtifs et par le bruit qu'on faisait en fermant avec précaution la porte qui menait au vestibule. La lueur des réverbères électriques se déposait faiblement sur le plafond et sur la partie supérieure des meubles, mais en bas, là où était Gregor, tout était plongé dans l'ombre1. Lentement, il se traîna du côté de la porte, en tâtant encore maladroitement autour de lui avec ses antennes, dont il commençait seulement à comprendre l'utilité, pour voir ce qui s'était passé. Son côté gauche lui faisait l'effet d'être une longue cicatrice, qui le tirait désagréablement, et sur ses deux rangées de pattes, il était proprement obligé de boiter. Une de ses pattes avait d'ailleurs été sérieusement blessée au cours des incidents de la matinée2 – et c'était un miracle que ce fût la seule ; la vie s'en était retirée et elle traînait par terre.

C'est seulement quand il fut parvenu à la porte qu'il remarqua ce qui l'avait attiré de ce côté-là : c'était l'odeur de quelque chose de comestible. Il y avait là une jatte remplie de lait sucré, dans lequel nageaient de petites tranches de pain blanc. Il se serait presque mis à rire de plaisir, car sa faim était encore plus grande que le matin, et il plongea aussitôt sa tête presque jusqu'aux yeux dans le lait. Mais il la retira bien vite avec déception : non seulement il avait de la peine à manger à cause de son malheureux côté gauche – pour manger, il devait, en haletant, faire un effort du corps entier –, mais en outre, il ne pouvait plus sentir le lait, qui était autrefois sa boisson préférée et que sa sœur avait sans doute placé là pour cette raison ; il se détourna de la jatte presque avec répugnance et rampa jusqu'au milieu de la chambre.

Dans la salle de séjour, on avait allumé le gaz, comme Gregor s'en rendit compte par la fente de la porte ; mais, alors que son père avait l'habitude, à cette heure du jour, de lire à haute voix à sa mère et à sa sœur son journal, qui paraissait l'après-midi, on n'entendait aujourd'hui aucun bruit.