Et pourtant, c'est d'une blessure qu'il va mourir, une blessure qui lui a été infligée par son père. À la fin de la deuxième partie du récit, devant le spectacle de Gregor évadé de sa tanière, de la mère à demi évanouie, des fioles de pharmacie répandues sur le sol, le père, furieux, se livre à une véritable lapidation. Il bombarde Gregor de projectiles, l'un d'eux va se ficher dans la chair en y laissant une blessure inguérissable. Le fait que le père se serve de pommes et non de pierres ne retire rien au pathétique de la scène. Si l'on ne craignait pas de faire dévier le récit vers une formulation abstraite qui ne lui convient guère, on dirait que le dévergondage de l'âme, la régression vers l'instinct et le désordre sont châtiés par un sur-moi, dont le père est l'incarnation.
Ou peut-être faudrait-il dire, plus simplement, et en s'éloignant moins de la biographie de l'auteur, que le père, depuis toujours détesté, a fini par avoir raison de la faiblesse du fils.
On raconte que, lorsque Kafka donna lecture de son récit à quelques-uns de ses amis, tout le monde fut saisi d'un rire irrépressible. Ce ne pouvait être cependant que le rire qui permet de se libérer de l'oppression d'un cauchemar. Quelques éléments comiques ou grotesques, habilement distribués dans le récit pour le rendre tolérable, ne peuvent dissimuler l'ampleur presque mythique du conflit qui se déroule dans cette obscure et médiocre famille de petite bourgeoisie.
Une fois son récit terminé – il l'accepte dans l'ensemble, mais en rejette la fin – Kafka ne se hâte pas de faire connaître son œuvre. C'est, comme d'habitude, Max Brod qui se charge de l'affaire. Il en parle à Franz Werfel, alors lecteur chez Kurt Wolff, qui justement prépare une édition du Verdict. Kurt Wolff presse Kafka de lui envoyer son manuscrit. « Ne croyez pas Werfel, lui répond cependant l'auteur, il ne connaît pas un mot de l'histoire. Je vous l'enverrai naturellement dès que je l'aurai fait mettre au net. » Le temps passe cependant, sans que rien se produise. Kafka suggère de réunir en volume trois de ses récits, qui traitent de la relation entre fils et pères : Le Soutier (le premier chapitre de L'Amérique, le seul dont il soit à peu près satisfait), Le Verdict et La Métamorphose. Il se ravise apparemment et cède aux instances de Robert Musil, qui lui demande son texte pour la Neue Rundschau, qu'il dirige. L'affaire semble conclue, quand l'éditeur de la revue, qui trouve le récit trop long, le refuse. Les tribulations continuent plus d'une année encore ; Kafka envisage un autre groupement qui, sous le titre de Châtiments, aurait réuni La Métamorphose, Le Verdict et À la colonie pénitentiaire ; tout échoue encore. C'est au moment où l'écrivain Carl Sternheim, qui était fortuné, remet à Kafka le montant d'un prix qui venait de lui être décerné, que l'éditeur Kurt Wolff, profitant de cette occasion qui attire sur Kafka l'attention des milieux littéraires, décide de publier La Métamorphose en volume, mais isolément. On est en novembre 19151. Le livre ne passa pas tout à fait inaperçu et il faut rendre hommage à ceux qui, malgré la nouveauté du langage, furent sensibles à sa qualité. Aucun d'eux cependant n'alla jusqu'à en percevoir le sens. Un journaliste obscur, nommé Robert Müller, fut choqué par l'audace et l'invraisemblance de l'invention. Un autre critique, Oskar Walzel, historien réputé de la littérature, tenta au contraire, mais avec peu de bonheur, de rattacher le récit à la tradition. « Kafka, écrivait-il, touche plus notre cœur, parce qu'il reste plus près de la vie. » Il eût fallu en 1915 une pénétration peu commune pour comprendre que La Métamorphose ne cherchait pas à émouvoir le cœur et qu'elle était fort loin d'imiter la vie.
CLAUDE DAVID
1 Le récit parut d'abord en revue en octobre 1915 dans les Weisse Blätter
La Métamorphose
I
Lorsque Gregor Samsa1 s'éveilla un matin au sortir de rêves agités2, il se retrouva dans son lit changé en un énorme cancrelat3. Il était couché sur son dos, dur comme une carapace et, lorsqu'il levait un peu la tête, il découvrait un ventre brun, bombé, partagé par des indurations en forme d'arc, sur lequel la couverture avait de la peine à tenir et semblait à tout moment près de glisser. Ses nombreuses pattes pitoyablement minces quand on les comparait à l'ensemble de sa taille, papillotaient maladroitement devant ses yeux4.
« Que m'est-il arrivé ? » pensa-t-il. Ce n'était pas un rêve. Sa chambre, une chambre humaine ordinaire, tout au plus un peu exiguë, était toujours là entre les quatre cloisons qu'il connaissait bien. Au-dessus de la table, sur laquelle était déballée une collection d'échantillons de lamages – Samsa était voyageur de commerce –, était accrochée la gravure qu'il avait récemment découpée dans une revue illustrée et qu'il avait installée dans un joli cadre doré. Elle représentait une dame, assise tout droit sur une chaise, avec une toque de fourrure et un boa, qui tendait vers les gens un lourd manchon, dans lequel son avant-bras disparaissait tout entier5.
Le regard de Gregor se dirigea alors vers la fenêtre et le temps maussade – on entendait les gouttes de pluie frapper l'encadrement de métal – le rendit tout mélancolique. « Et si je continuais un peu à dormir et oubliais toutes ces bêtises », pensa-t-il, mais cela était tout à fait irréalisable, car il avait coutume de dormir sur le côté droit et il lui était impossible, dans son état actuel, de se mettre dans cette position.
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