Le monstre est Gregor Samsa. La métamorphose est un châtiment imaginaire que Kafka s'inflige. On trahirait son intention, si on lui cherchait des excuses ou si l'on imputait à d'autres les fautes dont il se sent coupable. On ne peut que se détourner de lui avec horreur. Il avait toujours été faible, mais la métamorphose a encore accru sa faiblesse. Toute communication avec lui est devenue impossible ; il est égoïste et immonde, même s'il ne peut mesurer à quel point il est devenu un objet de dégoût. Lui-même, qui ne se voit pas, cherche encore un contact avec autrui ; mais chacune de ses tentatives est l'occasion d'un désastre. Son père, sa mère, sa sœur, la femme de peine fuient également sa vue ; et le lecteur partage leur horreur ; la déformation de Gregor Samsa interdit toute compassion. Non qu'il ait renié tout sentiment humain, mais l'humanité est à ce point enfouie sous la carapace animale qu'on renonce aussitôt à la chercher.
Et quand le fondé de pouvoir, à la fin de la première partie, aperçoit pour la première fois le monstre, dont il n'a fait jusqu'alors qu'entendre la voix déformée par une sorte de grognement animal, il se précipite dans le vestibule et descend quatre à quatre les marches de l'escalier. Cet incident marque dans le récit un moment de détente, qu'on pourrait à la rigueur qualifier de comique. Mais ce n'est pas la dernière scène de cette séquence : le père apparaît, saisit la canne du fondé de pouvoir et se jette sur Gregor qui, frappé par lui, perd son sang en abondance. Le grotesque, un instant frôlé, débouche à nouveau sur l'horrible. Le père se révèle, comme dans Le Verdict, l'ennemi irréconciliable. De même, les trois pensionnaires de la dernière partie, tous trois barbus et semblables à des pantins que manœuvrerait un seul fil, introduisent dans La Métamorphose un élément de grotesque ; mais le grotesque doit rester discret et ne pas compromettre le tragique de l'histoire. La sympathie du lecteur se porte sur les parents et leur fille, tortionnaires innocents, et non sur Gregor, toujours relégué au-delà de la pitié, à un niveau inaccessible aux sentiments humains. Le narrateur, à la fois s'identifie à Gregor, dont il connaît les réactions, et l'accompagne dans sa chute ; parce qu'il est constamment à son côté, il ne tente aucune réhabilitation, dès le départ impossible.
Avant le jour de sa métamorphose, Gregor Samsa, l'enfant sage, ignore apparemment presque tout de la sexualité. Une gravure qu'il avait découpée comme un collégien dans un magazine suffit à alimenter ses rêves érotiques : c'est la dame au manchon, pour laquelle il a fabriqué un cadre de bois et qu'il garde sous ses yeux dans sa chambre. Lorsque la famille décide de déménager celle-ci, apparemment pour aller au-devant de ce qu'on suppose être le désir de Gregor, mais avec le résultat de l'isoler encore davantage dans son mal, il se cramponne fiévreusement au fétiche qu'on s'apprête à lui retirer. Sous la forme animale, l'instinct s'est réveillé, mais il est en même temps dévié de son sens. Chaque élan sentimental, chaque marque de bonne volonté n'aboutit qu'à des désastres. La dernière passion qu'il éprouve encore est l'amour qu'il porte à sa mère ; mais, dès que celle-ci l'aperçoit, elle est prise de terreur et tombe en pâmoison. Gregor est celui qui ne peut plus être aimé, qui ne peut plus aimer. Il découvre devant lui sa mère, les cheveux dénoués, les jupes tombantes ; la chambre conjugale des parents est toute proche ; c'est le lieu de tous les interdits. Les thèmes œdipiens, refoulés jusqu'alors, envahissent, sinon la conscience de Gregor, du moins les pénombres de son esprit. Une ombre de freudisme s'étend sur le récit. Le lieu où sa métamorphose a confiné Gregor Samsa est celui où tout se confond, où les démons menacent, où la raison mesure son impuissance. De même, quand il entend, dans la dernière partie du récit, l'air de violon que joue sa sœur Grete à la demande des trois pensionnaires, l'âme de Gregor s'émeut ; il se précipite hors de sa chambre, comme à la recherche d'une « nourriture inconnue ». Mais, comme ses appétits alimentaires se portaient vers les choses corrompues, de même ses appétits spirituels étaient dévoyés. Ils ne se distinguaient plus de l'affection qu'il portait à sa sœur et celle-ci revêtait des formes quasi incestueuses ; il forme le projet de grimper jusqu'à son épaule et de l'embrasser dans le cou.
On ne peut même pas dire que Gregor aspire à mourir, tant ses désirs sont devenus obscurs et confus. Il est presque conduit à la mort par la force des choses : la mort fait partie des régions nocturnes dans lesquelles il est enfermé.
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