L'amour ne prospère pas dans le coeur qui craint les ombres: l'Amour est mon capitaine, et il me conduit;--lorsque sa bannière éclatante est déployée, le lâche lui-même combat, et ne veut pas être vaincu.
XL.--«Loin de moi, crainte puérile! finissez, vains débats, respect et raison, soyez le partage de la vieillesse ridée. Mon coeur ne contrariera jamais mes yeux, la triste tentation et les réflexions profondes conviennent au sage; mon rôle, c'est la jeunesse, et je dois les bannir du théâtre. Le désir est mon pilote, la beauté ma prise; qui aurait peur de couler à fond quand il s'agit d'un tel trésor?
XLI.--Telle que le froment étouffé par l'ivraie, la crainte salutaire est presque détruite par l'irrésistible concupiscence. Tarquin se glisse sans bruit, l'oreille aux aguets, plein d'un honteux espoir et d'une amoureuse méfiance; l'un et l'autre, comme deux serviteurs de l'injustice, le troublent tellement de leurs inspirations opposées que tantôt il projette une ligue et tantôt une invasion.
XLII.--Dans sa pensée se grave la céleste image de Lucrèce, et à côté d'elle est aussi celle de Collatin: celui de ses yeux qui la regarde le confond; l'autre, qui considère son époux, se refuse comme plus divin à un spectacle si perfide et il adresse un appel vertueux au coeur qui une fois corrompu choisit la plus mauvaise part.
XLIII.--Là il excite ses serviles agents, qui, flattés par la joyeuse apparence de leurs chefs, accroissent encore sa passion comme les minutes forment des heures; ils sont si fiers de leur capitaine qu'ils lui payent un tribut plus humble que celui qu'ils lui doivent. Conduit ainsi en insensé par ses désirs infernaux, le prince romain marche au lit de Lucrèce.
XLIV.--Les serrures qui opposent des obstacles entre la chambre et sa volonté sont toutes forcées par lui et quittent leur poste, mais en s'ouvrant elles font entendre un craquement qui tance son mauvais dessein, ce qui fait réfléchir un moment le voleur. Le seuil fait grincer la porte pour avertir de son approche; les belettes, vagabondes nocturnes, crient en le voyant; elles l'effrayent, cependant il dompte son effroi.
XLV.--A chaque porte qui lui cède le passage à regret, à travers les fentes et les petites crevasses, le vent lutte avec sa torche pour l'arrêter et lui en renvoyant la fumée au visage, éteint sa clarté conductrice, mais son coeur brûlant, qu'un coupable désir dévore, exhale un autre souffle qui rallume la torche.
XLVI.--A la faveur de cette clarté, il aperçoit le gant de Lucrèce auquel l'aiguille est encore attachée, il le prend sur les nattes où il le trouve et au moment où il le saisit, l'aiguille lui pique le doigt, comme si quelqu'un lui disait: ce gant n'est point habitué aux licencieux jeux; retire-toi à la hâte, tu vois que les ornements de notre maîtresse sont chastes.
XLVII.--Mais tous ces faibles obstacles ne peuvent l'arrêter, il interprète leur refus dans le pire de tous les sens; les portes, le vent, le gant qui le retardent sont pour lui des épreuves accidentelles, ou comme ces rouages qui ralentissent l'horloge jusqu'à ce que chaque minute ait payé son tribut à l'heure.
XLVIII.--«Sans doute, dit-il, ces empêchements sont là comme les petites gelées qui quelquefois menacent le printemps pour ajouter encore plus de prix à ses charmes et donner aux oiseaux plus de raison de chanter; la peine paye le revenu de tout trésor précieux. D'énormes rochers, de grands vents, de cruels pirates, des sables et des écueils effrayent le marchand avant qu'il entre riche dans le port.»
XLIX.--Le voici arrivé à la porte qui le sépare du ciel de sa pensée. Un loquet docile est tout ce qui protège contre lui l'objet précieux qu'il cherche. L'impiété a tellement bouleversé son coeur qu'il commence à prier pour sa proie, comme si les dieux pouvaient approuver son crime.
L.--Mais au milieu de son inutile prière, après avoir demandé à l'éternelle puissance que ses criminelles pensées triomphent de cette charmante beauté, et prié les dieux de lui être propices dans ce moment, il tressaille soudain et dit: «Je dois donc déflorer! les dieux que j'invoque abhorrent cette action, comment m'aideraient-ils à la commettre?
LI.--«Eh bien, que la Fortune et l'Amour soient mes dieux et mon guide; ma volonté est basée sur une ferme résolution; les pensées ne sont que des rêves tant que leurs effets ne sont pas éprouvés. Le plus noir attentat est lavé par l'absolution; le feu de l'amour a pour ennemie la glace de la crainte: l'oeil du ciel est fermé, et la nuit bruineuse cache la honte qui suit la douce volupté.»
LII.--A ces mots, sa main criminelle lève le loquet, et de son genou il ouvre la porte toute grande. Elle dort profondément, la colombe que ce hibou nocturne veut saisir; c'est ainsi que la trahison surprend dans le sommeil! celui qui voit le serpent en embuscade se retire à l'écart; mais Lucrèce dort profondément, et sans rien craindre elle est à la merci de son dard mortel.
LII.--Le méchant s'avance dans la chambre et contemple ce lit encore pur. Les rideaux étant fermés, il erre à l'entour roulant ses yeux avides dans leurs orbites, c'est leur trahison qui a égaré son coeur. Il donne bientôt à sa main le signal d'ouvrir le nuage qui cache la lune argentée.
LIV.--Voyez comment le soleil aux rayons de feu, sortant d'un nuage, nous prive de la vue. De même, à peine le rideau est tiré, que les yeux de Tarquin commencent à cligner, éblouis par trop d'éclat. Soit qu'en effet les traits de Lucrèce réfléchissent une éblouissante lumière, soit que quelque reste de honte le lui fasse supposer; mais ses yeux sont aveuglés et se tiennent fermés.
LV.--O que ne périrent-ils dans leur sombre prison! ils auraient vu alors le terme de leur crime, et Collatin aurait pu encore reposer tranquille à côté de Lucrèce dans sa couche non souillée. Mais ils s'ouvriront pour détruire cette union bénie et aux saintes pensées. Lucrèce devra sacrifier à leur vue son bonheur, sa vie et son plaisir dans ce monde.
LVI.--Sa main de lis est sous sa joue de rose, privant d'un baiser légitime le coussin affligé, qui semble se partager en deux et se soulever de chaque côté pour atteindre son bonheur. Entre ces deux collines, la tête de Lucrèce est comme ensevelie, telle qu'un saint monument placé là pour être admiré par des yeux profanes.
LVII.--Son autre main si blanche était hors du lit, sur la couverture verte; par sa parfaite blancheur, elle ressemblait à une marguerite d'avril sur le gazon humide des perles de la rosée. Tels que des soucis, ses yeux avaient abrité leur éclat, et reposaient dans les ténèbres jusqu'à ce qu'ils pussent s'ouvrir pour embellir le jour.
LVIII.--Ses cheveux, comme des fils d'or, jouaient avec son souffle. O modestes voluptés! ô voluptueuse modestie! ils montraient le triomphe de la vie dans le sein de la mort et déployaient les couleurs sombres de la mort dans l'absence passagère de la vie. L'une et l'autre se prêtaient tant de charmes dans ce sommeil, qu'on eût dit qu'il n'y avait entre elles aucune rivalité, mais que la vie vivait dans la mort, et la mort dans la vie.
LIX.--Ses deux seins ressemblaient à des globes d'ivoire entourés d'un cercle bleu, c'étaient deux mondes vierges et non conquis; ne connaissant d'autre joug que celui de leur seigneur à qui leurs serments étaient fidèles. Ces mondes inspirent une nouvelle ambition à Tarquin; tel qu'un odieux usurpateur, il va tenter de faire descendre de ce beau trône le possesseur légitime.
LX.--Que pouvait-il voir qui ne fût digne d'être admiré? qu'admirait-il qui n'enflammât son désir? tout ce qu'il contemple le fait délirer d'amour, et sa passion fatigue même sa vue ravie; il admire avec plus que de l'admiration ses veines d'azur, sa peau d'albâtre, ses lèvres de corail, et la fossette de son menton blanc comme la neige.
LXI.--Comme le lion farouche caresse sa proie quand sa faim cruelle est satisfaite par la victoire, de même Tarquin reste penché sur cette âme endormie, calmant par la contemplation sa rage amoureuse qu'il contient sans la dissiper; car, étant si près d'elle, ses yeux retenus un moment soulèvent encore plus violemment ses veines.
LXII.--Celles-ci sont comme des esclaves acharnés au pillage, vassaux cruels dont les exploits sont odieux, qui se plaisent dans le meurtre et le viol, sans égard pour les larmes des enfants et les gémissements des mères: elles s'enflent dans leur orgueil, attendant la charge; bientôt son coeur palpitant donne le signal du combat, et leur dit d'agir suivant leur désir.
LXIII.--Son coeur, qui bat comme un tambour, encourage son oeil brûlant, son oeil confie l'attaque à sa main; sa main, fière de cette dignité, et fumant d'orgueil, va se poster sur la gorge nue de Lucrèce, centre de tous ses domaines; à peine l'a-t-elle escaladée, que les rangs des veines d'azur abandonnent leurs tourelles pâles et sans défense.
LXIV.--Elle se rendent dans le paisible cabinet où dort leur reine chérie, lui disent qu'elle est assiégée par un terrible ennemi, et l'épouvantent par leurs cris confus; elle, très-étonnée, ouvre ses yeux fermés, qui, en apercevant le tumulte, sont obscurcis et domptés par sa torche enflammée.
LXV.--Figurez-vous quelqu'un réveillé au milieu de la nuit par un rêve effrayant, et qui croit avoir vu un esprit hideux, dont le farouche aspect fait frissonner tous ses membres; quelle n'est pas sa terreur! Mais Lucrèce, plus malheureuse, et troublée dans son sommeil, voit réellement ce qui serait terrible même en supposition.
LXVI.--Accablée, confondue par mille terreurs, elle reste tremblante comme l'oiseau blessé qui expire. Elle n'ose regarder; cependant, en ouvrant à demi ses yeux, elle voit apparaître des fantômes hideux qui passent devant elle. De telles ombres sont les impostures d'un faible cerveau, qui, fâché que les yeux fuient devant la lumière, les épouvante dans les ténèbres par des spectacles plus affreux.
LXVII.--La main de Tarquin demeure sur la gorge de Lucrèce. (Cruel bélier, d'ébranler un semblable rempart d'ivoire!) Il sent son coeur épouvanté (pauvre citoyen!) se soulever et puis retomber, et heurter son sein qui vient frapper la main du ravisseur. Ces mouvements excitent sa rage. Plus de pitié; il va faire la brèche et entrer dans cette belle ville.
LXVIII.--D'abord, telle qu'une trompette, sa langue commence à sonner un pourparler. Elle s'adresse à son ennemi timide, qui lève par-dessus des draps blancs son menton plus blanc encore, pour demander la raison de cette alarme imprévue, ce que Tarquin cherche à expliquer par des gestes muets; mais Lucrèce redouble ses ardentes supplications, et veut savoir quels sont les motifs de son attentat.
LXIX.--Tarquin répond: «La couleur de ton teint qui fait pâlir de dépit le lis lui-même et rougir la rose éclipsée par cet incarnat répondra pour moi, et dira mon tendre aveu. C'est sous les couleurs de cet étendard que je suis venu escalader ton fort non encore conquis; la faute en est à toi, ce sont tes yeux qui t'ont trahie eux-mêmes.
LXX.--«Si tu veux me faire des reproches, je t'objecterai que c'est ta beauté qui t'a tendu un piége cette nuit où tu dois te résigner à subir ma volonté. Je t'ai choisie pour mon plaisir sur la terre; c'est de tout mon pouvoir que j'ai cherché à vaincre mes désirs; mais à peine les réprimandes et la raison les avaient étouffés, que l'éclat de ta beauté les faisait renaître.
LXXI.--«Je vois toutes les difficultés que m'attirera mon entreprise.
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