Je sais que des épines défendent la jeune rose; je m'attends à trouver le miel gardé par un aiguillon. La réflexion m'a représenté tout cela; mais le désir est sourd et n'écoute pas de sages amis. Il n'a des yeux que pour contempler la beauté et adorer ce qu'il voit, en dépit des lois et du devoir.

LXXII.--«J'ai pesé dans mon âme l'outrage, la honte et les chagrins que je puis causer; mais rien ne peut contenir le cours de la passion, ni arrêter sa fureur entraînante. Je sais que les larmes du repentir, les reproches, le mépris et la haine mortelle suivront le crime, mais je veux aller au-devant de ma propre infamie.»

LXXIII.--Il dit et agite son épée romaine, qui, semblable à un faucon planant dans les airs, couvre sa proie de l'ombre de ses ailes, et de son bec recourbé la menace de mort si elle veut prendre l'essor. De même sous le glaive terrible, l'innocente Lucrèce écoute en tremblant les paroles de Tarquin, comme les oiseaux timides écoutent les sonnettes du faucon.

LXXIV.--«Lucrèce, continue-t-il, il faut que cette nuit je jouisse de toi; si tu me refuses, la force m'ouvrira la voie; car c'est dans ton lit que j'ai l'intention de te détruire; j'égorge ensuite un de tes vils esclaves pour t'ôter l'honneur avec la vie, et je le place dans tes bras morts, jurant que je l'ai tué en te surprenant à l'embrasser.

LXXV.--«De sorte que ton époux deviendra un objet de mépris pour tous ceux qui le verront. Tes parents baisseront la tête sous le coup du dédain, et tes enfants seront souillés par le titre de bâtards. Toi-même, auteur de leur honte, tu iras à la postérité dans des chansons qui raconteront ton infamie.

LXXVI.--«Mais, si tu me cèdes, je reste ton ami secret, une faute inconnue est comme une pensée non accomplie. Un peu de mal fait dans un but grand et utile est permis, et légitime en bonne politique. La plante vénéneuse est quelquefois distillée en un composé innocent, et son application a des effets salutaires.

LXXVII.--«Pour l'amour de ton époux et de tes enfants, accorde-moi ce que je demande, ne leur lègue point une honte impossible à effacer, une souillure éternelle pire que les défauts du corps que l'homme apporte en naissant. Car ceux-ci ne sont que la faute de la nature et ne causent point d'infamie.»

LXXIII.--A ces mots il se relève et s'arrête un moment, en fixant sur Lucrèce l'oeil mortel d'un basilic, tandis qu'elle, image de la chaste piété et telle qu'une biche blanche serrée par des griffes meurtrières dans un désert où il n'y a point de loi, implore la bête féroce qui ne connaît aucune compassion, et n'obéit qu'à son odieux appétit.

LXXIX.--Voyez quand un nuage noir menace le monde, cachant dans ses vapeurs sombres les monts ambitieux; si quelque douce brise sort du sein obscur de la terre, son souffle écarte ces vapeurs dont il empêche momentanément la chute en les divisant. De même le profane empressement de Tarquin arrête les paroles de Lucrèce, et le farouche Pluton approuve tandis qu'Orphée joue de sa lyre.

LXXX.--Cependant, semblable à un chat, rôdeur de nuit, Tarquin ne fait que jouer avec la faible souris qui reste tremblante entre ses griffes. Sa tristesse nourrit sa fureur de vautour, gouffre immense que rien ne parvient à combler. Son oreille accueille ses prières, mais son coeur ne se laisse pas pénétrer par ses plaintes. Les larmes endurcissent la concupiscence quoique la pluie amollisse le marbre.

LXXXI.--Les yeux de Lucrèce qui demandent pitié sont douloureusement fixés sur son front inexorable et sourcilleux; sa modeste éloquence est mêlée de soupirs qui ajoutent plus de grâce à ses paroles. Elle interrompt souvent sa phrase, souvent la voix lui manque, et elle est obligée de recommencer.

LXXXII.--Elle le conjure par le grand Jupiter, par la chevalerie, par son noble rang, et par le serment de la douce amitié, par ses larmes et par l'amour de son époux, par les saintes lois de l'humanité et la foi commune, par le ciel, la terre et toutes leurs puissances; elle le conjure de se retirer dans le lit que l'hospitalité lui accorde, et d'écouter l'honneur plutôt qu'un coupable désir.

LXXXIII.--«Ah! lui dit-elle, pourrais-tu bien récompenser l'hospitalité par un si noir outrage? ne souille pas la source qui a calmé ta soif, ne gâte point ce qui ne saurait être réparé, renonce à ton but criminel avant de tirer ton coup. Ce n'est pas un archer loyal, celui qui tend son arc pour frapper une jeune biche.

LXXXIV.--«Mon époux est ton ami, épargne-moi par amour pour lui; toi, tu es prince, par amour pour toi-même laisse-moi. Je suis faible; ne me rends point victime d'un piége; tu ne ressembles point à la perfidie, ne me trompe donc pas; mes soupirs, tels que des tourbillons, s'efforcent de te chasser; si jamais mortel fut touché de la douleur d'une femme, sois touché de mes larmes, de mes soupirs et de mes sanglots.

LXXXV.--«Comme les flots d'un océan orageux, ils se réunissent pour lutter contre le rocher de ton coeur, qui menace d'un naufrage, et pour l'adoucir, s'ils peuvent par leur mouvement continuel; car les pierres dissoutes se convertissent en eau. Oh! si tu n'es pas plus dur qu'une pierre, laisse-toi pénétrer par mes larmes et sois compatissant! La douce pitié traverse une porte de fer.

LXXXVI.--«J'ai cru recevoir Tarquin en te recevant; as-tu pris sa ressemblance pour le déshonorer? Je me plains à toute l'armée du ciel; tu outrages son honneur, tu dégrades son nom royal, tu n'es point ce que tu sembles, ou tu ne ressembles pas à ce que tu es, un roi, un dieu; car les rois comme les dieux devraient tout gouverner.

LXXXVII.--«Quelle sera donc ta honte dans ta vieillesse puisque déjà tu montres tant de vices dans ton printemps! Que n'oseras-tu pas quand tu seras roi, si tu oses tant maintenant que tu n'as que l'espérance de l'être! Oh! souviens-toi que puisque aucun outrage commis par un vassal ne peut être effacé, les mauvaises actions des rois ne sauraient être ensevelies dans le silence.

LXXXVIII.--«Ce forfait fera qu'on ne t'aimera plus que par crainte, les monarques heureux sont craints par amour. Tu seras forcé de tolérer les coupables quand ils te prouveront que tu l'es comme eux. Ne serait-ce qu'à cause de cela, retire-toi, car les princes sont le miroir, l'école, le livre où les yeux des sujets voient, apprennent et lisent.

LXXXIX.--«Voudrais-tu être l'école à laquelle s'instruira la débauche? souffriras-tu qu'elle lise en toi ses honteuses leçons? consentiras-tu à être le miroir où elle verra une autorité pour ses attentats et une garantie contre le blâme? Pour donner par ton nom un privilége au déshonneur tu préfères les reproches à la louange immortelle, et tu fais de ta bonne réputation une vile entremetteuse.

XC.--«As-tu la puissance? Au nom de celui qui te l'a donnée, soumets tes désirs rebelles; ne tire point l'épée pour protéger l'iniquité, car elle t'a été remise pour en détruire l'engeance. Comment pourras-tu remplir tes devoirs de roi lorsque, prenant modèle sur ton exemple, le crime pourra dire que c'est toi qui lui as enseigné à devenir criminel.

XCI.--«Ah! quel dégradant spectacle ce serait de reconnaître ton crime dans un autre! Les fautes des hommes sont rarement évidentes pour eux; leur partialité étouffe leurs transgressions: ton forfait te semblerait digne de mort dans ton frère. Oh! quelle est l'infamie de ceux qui détournent les yeux de leurs propres attentats!

XCII.--«C'est vers toi, vers toi que se tournent mes mains suppliantes, elles te conjurent de résister aux séductions de tes désirs. J'implore le retour de ta dignité bannie; rappelle-la, et sache retirer les pensées qui te flattent: sa noble générosité emprisonnera le perfide désir, dissipera le nuage qui obscurcit tes yeux trompés, afin que tu reconnaisses ta situation, et que tu aies pitié de la mienne.»

XCIII.--«Cesse, lui répond Tarquin; l'indomptable torrent de mes désirs ne fait que croître par ces retards. De faibles lumières sont bientôt éteintes; de grands feux résistent au vent, qui ne fait qu'augmenter leur fureur. Des petits ruisseaux qui payent leur tribut journalier à leur amère souveraine ajoutent à ses eaux, mais n'en changent point le goût.»

XCIV.--«Tu es, lui dit Lucrèce, un océan, un roi souverain, et dans ton vaste empire se répandent la noire luxure, le déshonneur, la honte, le dérèglement, qui cherchent à souiller les flots de ton sang. Si toutes ces faibles sources de mal changent ta vertu, la mer est jetée dans la boue d'un bourbier, quand la vase devrait se perdre dans la mer.

XCV.--«C'est ainsi que tes esclaves seront rois, et toi leur esclave; c'est ainsi que ta noblesse sera dégradée, leur bassesse relevée; c'est ainsi que tu seras leur vie, et qu'ils seront eux-mêmes ton tombeau; toi, avili dans ta honte; eux, dans ton orgueil. Les choses inférieures ne devraient point cacher les choses plus grandes. Le cèdre ne s'abaisse point aux pieds du buisson, les broussailles se flétrissent aux pieds des cèdres.

XCVI.--«Que tes pensées, fidèles à ton rang.....»--«C'est assez, dit Tarquin; par le ciel, je ne t'écoute plus. Cède à mon amour, sinon la haine brutale, au lieu du contact timide de l'amour, te déchirera cruellement. Après quoi je veux te transporter dans le lit de quelque coquin de valet, pour lui faire partager ta destinée honteuse.»

XCVII.--A ces mots, il écrase du pied sa torche, car la lumière et la débauche sont ennemies mortelles.