C'est ton impudicité; ô Pâris, insensé! qui attira sur Troie ce poids de colère: ton oeil alluma le feu qui brûle ici; et c'est par le crime de ton oeil que périssent dans Troie le père, le fils, la mère et la fille.
CCXII.--«Pourquoi le plaisir d'un seul homme devient-il le fléau d'un si grand nombre? Que le crime commis par un seul ne retombe que sur la tête de celui qui l'a commis; que les âmes innocentes soient exemptes des malheurs du coupable. Pourquoi l'offense d'un mortel détruirait-elle une ville et deviendrait-elle une offense générale?
CCXIII.--«Voici Hécube qui pleure, et Priam qui meurt. Là, le vaillant Hector succombe, et Troïlus élève la voix. Ici l'ami est étendu avec son ami dans une tombe sanglante, et quelquefois c'est l'ami qui blesse sans le savoir celui qui lui est cher! la licence d'un seul homme cause tous ces trépas. Si le vieux Priam eût réprimé la passion de son fils, Troie eût brillé des rayons de la gloire et non des flammes de l'incendie.»
CCXIV.--Lucrèce pleure sur les malheurs de Troie en peinture: car le chagrin, tel qu'une lourde cloche une fois ébranlée, s'agite par son propre poids, et il faut peu de chose pour en tirer de lamentables sons. C'est ainsi que Lucrèce gémit en s'adressant à la tristesse et aux douleurs tracées par l'artiste. Elle leur prête ses paroles et emprunte leurs regards.
CCXV.--Elle parcourt la toile des yeux, et plaint chaque figure qu'elle trouve isolée. Enfin elle voit un personnage enchaîné qui a l'air malheureux et qui regarde les Phrygiens. Son visage, quoique plein de soucis, trahit une espèce de joie. Il s'avance vers Troie avec une coupe de bergers, si résigné que sa patience semble mépriser ses maux.
CCXVI.--Le peintre avait appelé tout son art à son secours, pour lui donner une habile dissimulation, un air d'innocence, une démarche humble, un regard calme, des yeux humides de larmes, un front ouvert et prêt à accueillir l'infortune, des joues ni pâles ni colorées, mais où se mêlaient si bien les deux nuances que sa rougeur ne trahissait point le crime, ni sa pâleur l'âme perfide des traîtres.
CCXVII.--Mais comme un démon exercé dans son rôle, il avait un tel aspect d'innocence, sous lequel se cachaient ses secrets desseins, que le soupçon lui-même ne se serait pas douté que la ruse perfide et le parjure parvinssent à produire de si noirs orages dans un si beau jour, et à souiller d'un crime infernal une forme aussi angélique.
CCXVIII.--L'artiste habile avait voulu représenter, par cette douce ressemblance, le perfide Sinon, dont le récit séduisit et perdit le crédule Priam, et dont les paroles, comme un feu dévorant, consumèrent les splendeurs de la riche Ilion, aux grands regrets des cieux, tellement que les étoiles s'élancèrent de leur sphère fixe, quand elles eurent perdu le miroir où elles aimaient à se contempler.
CCXIX.--Lucrèce regarde attentivement cette partie du chef-d'oeuvre, et reproche au peintre son admirable talent. Selon elle, il s'était trompé dans l'image de Sinon, en donnant une âme si noire à un si beau corps. Elle le regarde, et puis le regarde encore, trouvant qu'un air de vérité est si évident sur ce visage, qu'elle en conclut qu'il est calomnié.
CCXX.--«Il ne se peut, dit-elle, que tant de perfidie...» elle voulait ajouter: «se cache sous des traits semblables;» mais l'aspect de Tarquin s'offrit à son esprit, et au lieu de continuer, elle reprit et changea le sens de ses paroles en disant: «Oui, il n'est que trop possible qu'un tel visage cache un coeur criminel.
CCXXI.--«Car de même que l'astucieux Sinon est représenté si triste, si fatigué et si doux (comme affaibli par la douleur et une pénible route), de même je vis arriver Tarquin armé, avec la même bonne foi au dehors et les mêmes vices au fond du coeur. Priam accueillit Sinon: j'ai aussi accueilli Tarquin, et mon Ilion a péri.
CCXXII.--«Voyez, voyez comme Priam en l'écoutant pleure touché des larmes feintes de Sinon. Priam! tu es vieux, que n'es-Turanian prudent? Pour chaque larme qu'il répand, un Troyen doit périr. C'est du feu qui sort de ses yeux et non des pleurs. Ces perles liquides qui émeuvent ta pitié sont des flammes inextinguibles qui vont brûler ta ville.
CCXXIII.--«De tels démons vont chercher leur ruse dans le sombre enfer, car au milieu de la fureur, Sinon tremble de froid, et un feu brûlant réside dans cette glace; ces contraires s'unissent pour séduire les esprits faibles et leur donner du courage. C'est ainsi que les larmes du perfide Sinon trompent la bonne foi de Priam, et qu'il trouve moyen de brûler sa Troie avec de l'eau.»
CCXXIV.--A ces mots elle est transportée d'une si violente colère, que toute patience est bannie de son sein: elle déchire Sinon inanimé avec ses ongles, le comparant à cet hôte dont le crime la force à se détester elle-même. Enfin, elle s'arrête en souriant et dit: «Insensée que je suis, ces blessures ne lui feront aucun mal.»
CCXXV.--C'est ainsi que va et vient sa douleur et qu'elle fatigue le temps de ses plaintes. Elle désire la nuit et puis l'aurore, et accuse la lenteur de l'une et de l'autre: le temps si court lui paraît long dans ses angoisses. Quoique le poids du chagrin soit accablant, il ne produit guère le sommeil, et ceux qui veillent trouvent le temps bien long.
CCXXVI.--Elle a cherche à éluder ses pensées en s'occupant d'images peintes, et à se distraire du sentiment de ses maux en plaignant ceux des autres et en contemplant le tableau de leurs infortunes. Il en est qui sont soulagés, mais jamais guéris, en songeant que leurs douleurs ont été éprouvées par d'autres.
CCXXVII.--Mais le zélé messager arrive et amène Collatin, qui ne vient pas seul. Il trouve sa Lucrèce en noirs habits de deuil; et, autour de ses yeux flétris par les larmes, il aperçoit des cercles d'azur qui, tels que des arcs-en-ciel sur l'horizon, prédisent de nouveaux orages après ceux qui viennent de passer.
CCXXVIII.--A cette vue, son époux affligé la regarde avec surprise. Les yeux de Lucrèce, quoique inondés de larmes, sont rouges et irrités, et son teint si vermeil a été fané par les soucis. Collatin n'a pas la force de lui demander comment elle se porte, et tous deux restent immobiles comme d'anciennes connaissances longtemps absentes et surprises du hasard qui les réunit.
CCXXIX.--Enfin il prend sa main pâle, et commence en ces termes: «Quel fatal événement est donc survenu, et pourquoi trembles-tu, ma bien-aimée? Quel chagrin t'a enlevé tes belles couleurs? Pourquoi ce vêtement de deuil? Révèle-nous, ma femme chérie, la cause de tant de douleurs, afin que nous puissions te secourir.»
CCXXX.--Trois fois elle soupire amèrement avant de pouvoir prononcer une parole. Enfin, suppliée de répondre, elle se prépare humblement à faire connaître que son honneur a été surpris et enlevé par l'ennemi. Collatin et ses compagnons attendent impatiemment ses aveux et l'écoutent avec une douloureuse attention.
CCXXXI.--Ce pâle cygne, au milieu de l'humide élément de ses larmes, commence le mélancolique chant de sa mort.
«Peu de mots, dit-elle, suffiront pour la révélation d'un attentat qui ne peut être excusé. J'ai maintenant plus de douleurs que de paroles, et il serait trop long de raconter toutes mes plaintes avec une seule langue.
CCXXXII.--«Qu'il lui soit donc permis de dire seulement, cher époux, qu'un étranger est venu et s'est couché sur le coussin où tu avais coutume de reposer ta tête fatiguée; et de tout ce que tu pourras imaginer que la violence ait pu me faire, hélas! rien n'a été épargné à ta Lucrèce.
CCXXXIII.--«A l'heure ténébreuse de minuit, est entré à à pas comptés dans ma chambre un homme armé d'un glaive étincelant et d'une torche; il m'a dit à voix basse: Réveille-toi, dame romaine, accueille mon amour, ou je te livre à une éternelle honte, toi et les tiens, si tu contrains ma passion.
CCXXXIV.--«A moins que tu n'accordes tout à mes désirs, à-t-il ajouté, je tue un de les plus hideux valets et je t'immole ensuite, dans l'intention de jurer que je vous ai surpris dans d'impudiques embrassements, et que j'ai frappé les coupables. Cet acte fera ma gloire et ton éternelle infamie.
CCXXXV.--«Alors j'ai frémi et crié. Il a fixé son glaive sur mon sein, jurant que si je ne cédais pas, je ne vivrais pas pour prononcer une autre parole; qu'ainsi ma honte me survivrait, et qu'on n'oublierait jamais dans la puissante Rome l'adultère de Lucrèce, sa mort et celle de son valet.
CCXXXVI.--«Mon ennemi était fort, et moi, hélas! j'étais faible encore par la terreur qui m'agitait; mon juge sanguinaire me défendit de parler et de lui faire entendre la voix de la justice. Dans sa fureur de débauche, il prétendit que ma beauté avait volé ses yeux; et quand le juge se plaint d'avoir été volé, le prisonnier meurt.
CCXXXVII.--«Oh! apprenez-moi à m'excuser moi-même, ou du moins accordez-moi de pouvoir dire que, si mon sang est souillé par cet affront, mon âme est pure et sans tache.
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