Mon âme n'a point été contrainte ni complice de ma faiblesse, elle est restée innocente et désespérée dans son asile empoisonné.»
CCXXXVIII.--Ici le malheureux possesseur de tant d'espérances ruinées, la tête penchée, les bras croisés, les yeux tristement immobiles, et la voix tremblante de douleur, commence à agiter ses lèvres pâles pour exhaler la souffrance qui arrête sa réponse; mais, hélas! vains efforts, ses paroles expirent sur ses lèvres.
CCXXXIX.--Telle, sous l'arche d'un pont, une onde mugissante dépasse la vitesse de l'oeil qui la suit; elle bondit dans son orgueil, et rebrousse chemin vers l'étroit passage qui l'a forcée à cette fuite rapide; elle s'est élancée furieuse, et revient furieuse encore. C'est ainsi que les soupirs et la douleur de Collatin pressent les paroles qui rentrent aussitôt dans son sein.
CCXL.--Lucrèce, témoin de ce désespoir muet, excite en ces termes sa rage: «Cher époux, ta douleur ajoute encore à ma douleur; la pluie ne saurait tarir un torrent; ma peine, déjà si cruelle, le devient encore davantage à la vue de ta fureur; qu'il suffise donc de deux yeux en larmes pour pleurer notre commune infortune.
CCXLI.--«Pour l'amour de moi, ou du moins pour l'amour de celle qui te charmait alors, de celle qui était ta Lucrèce, écoute-moi; venge-toi immédiatement de celui qui s'est fait mon ennemi, le tien, le sien; suppose que lu me protèges contre le crime déjà commis: il est trop tard, mais que le traître meure; car la clémence de la justice alimente l'iniquité.
CCXLI.--«Mais avant que je le nomme, nobles seigneurs, ajoute-t-elle en s'adressant à ceux qui étaient venus avec Collatin, engagez-moi votre honneur que vous poursuiviez sans délai la vengeance de mon affront; car c'est une action méritoire de punir l'injustice, et par leur serment les chevaliers sont obligés de venger las injures faites aux dames.»
CCXLII.--A cette requête, chacun des seigneurs présents s'empresse avec générosité de promettre fidélité aux voeux de la chevalerie; chacun est impatient de connaître l'odieux ennemi de Lucrèce; mais à peine avait-elle commencé son dernier aveu qu'elle l'interrompt: «Oh! parlez, dit-elle, comment puis-je me laver de cette tache involontaire?
CCXLIV.--«Quel est le nom que mérite ma faute, à laquelle d'horribles circonstances m'ont forcée? mon âme qui reste pure est-elle affranchie de cette souillure, ou mon honneur est-il à jamais perdu? à quelle condition puis-je le réparer? la source empoisonnée se purifie elle-même; pourquoi ne le pourrais-je pas comme elle?»
CCXLV.--Là-dessus, tous en même temps lui protestent que son âme innocente purifie la tache de son corps, tandis qu'avec un triste sourire elle détourne son visage où les larmes ont gravé l'impression profonde de l'infortune. «Non, non, dit-elle, jamais une femme ne pourra dans l'avenir se prévaloir de mon excuse pour s'excuser.»
CCXLVI.--Puis avec un soupir, comme si son coeur allait se briser, elle prononce le nom de Tarquin: «C'est lui, lui,» dit-elle; mais elle ne put dire autre chose que «lui;» enfin, après une longue hésitation et des sanglots: «C'est lui, lui, mon noble époux, continua-t-elle; c'est lui qui guide ma main, et m'oblige à me faire cette blessure.»
CCXLVII.--Et à ces mots elle enfonça dans son sein innocent un coupable couteau qui en fit sortir son âme: ce coup la délivra de la profonde inquiétude et de la prison impure où elle respirait; ses soupirs repentants aidèrent son essor vers les nuages, et la date de sa vie fut effacée par le sang de ses blessures.
CCXLVIII.--Collatin et les seigneurs ses amis restèrent pétrifiés par cet acte terrible, jusqu'à ce que le père de Lucrèce, témoin de sa mort, se précipita sur son cadavre sanglant. Brutus tira le couteau de la blessure; et, en ce moment, son sang, comme indigné, repoussa le fer meurtrier.
CCXLIX.--Sortant à gros bouillons de son sein, il se divise, en deux ruisseaux; ils entourent d'un cercle de pourpre son corps isolé, qui demeure au milieu de cette onde effrayante, comme une île qu'on vient de ravager et de dépeupler; une partie de ce sang reste pur et rouge, et une autre se noircit; c'était celui qu'avait souillé le perfide Tarquin.
CCL.--Près des flots gelés de ce sang noir coule une eau qui semble pleurer sur sa souillure; et depuis, comme plaignant les malheurs de Lucrèce, le sang corrompu a toujours une partie aqueuse, et le sang pur conserve sa couleur de pourpre, comme s'il rougissait de celui qui est ainsi putréfié.
CCLI.--«Ma fille! ma chère fille! s'écrie le vieux Lucrétius; elle m'appartenait cette vie dont tu viens de te dépouiller. Si dans l'enfant est l'image du père, où vivrai-je maintenant que Lucrèce n'est plus? Ce n'était pas pour cette fin que tu étais sortie de mes flancs: si les enfants précèdent les pères dans la tombe, nous sommes donc leurs fruits, ils ne sont plus les nôtres.
CCLII.--«Pauvre glace brisée, souvent j'ai vu dans ton doux visage ma vieillesse qui semblait renaître; ce miroir jadis si beau, et maintenant obscurci, ne me montre plus qu'un triste squelette usé par le temps; oh! tu as ravi mon image à mes yeux, et tellement terni la beauté de mon miroir, que je ne puis plus me revoir comme j'étais jadis.
CCLIII.--«O temps! cesse ta course, et ne dure pas plus longtemps, si ceux qui devraient survivre cessent ainsi de vivre. La mort destructive domptera-t-elle les forts pour laisser la vie à la faiblesse chancelante? les vieilles abeilles meurent, les jeunes occupent la ruche. Vis donc, chère Lucrèce; reviens à la vie, et vois ton père mourir au lieu de toi.»
CCLIV.--Cependant Collatin s'éveille comme d'un songe, et dit à Lucrétius de faire place à sa douleur: il tombe dans le sang glace de Lucrèce, y colore la pâleur de son visage, et semble expirer avec son épouse, jusqu'à ce qu'une honte virile le rappelle à lui pour vivre et venger sa mort.
CCLV.--La profonde angoisse de son âme avait mis comme un sceau sur sa langue, qui, furieuse que le chagrin arrête si longtemps ses paroles consolantes pour le coeur, commence à parler; mais sur ses lèvres se pressent de faibles accents, si confus que personne ne pouvait en distinguer le sens.
CCLVI.--Cependant le nom de Tarquin était parfois prononcé clairement, mais entre ses dents, comme s'il déchirait ce nom; c'est une tempête qui se prépare et qui accumule ses vents et ses ondes jusqu'à ce que la pluie tombe. Enfin le père et le fils pleurent également et à l'envi, l'un sa fille, l'autre son épouse.
CCLVII.--Tous deux la réclament, et aucun d'eux ne peut plus la posséder; le père dit: «Elle est à moi.»--«Oh! elle est à moi, répond l'époux; ne me ravissez pas l'intérêt de ma douleur: que personne ne se vante de la pleurer, car elle était à moi seul; elle ne doit être pleurée que par Collatin.»
CCLVIII.--«Ah! dit Lucrétius, elle tenait de moi cette vie dont elle a tranché le cours trop tôt et trop tard.»--«Malheur, malheur, dit Collatin; elle était mon épouse, je la possédais, c'est mon bien qu'elle a tué.» Les mots de fille et d'épouse déchiraient l'air qui, retenant la vie de Lucrèce, répondait à ces cris: «Ma fille» et «mon épouse.»
CCLIX.--Brutus, qui avait arraché le couteau du sein de Lucrèce, voyant cette rivalité de douleur, commence à rendre à son intelligence son orgueil et sa dignité, et il ensevelit sa folie apparente dans la blessure de Lucrèce. Parmi les Romains, Brutus était considéré comme les fous à la cour des rois, pour ses bons mots et ses extravagantes saillies.
CCLX.--Maintenant il jette de côté ce manteau trompeur sous lequel se déguisait une profonde politique, et il fait usage de son esprit longtemps caché pour tarir les larmes de Collatin: «Romain outragé, dit-il, relève-toi, souffre qu'un fou supposé et mal connu donne une leçon à ton expérience.
CCLXI.--«Quoi donc! Collatin, la douleur guérit-elle la douleur? les blessures soulagent-elles les blessures? le chagrin apporte-t-il un remède au chagrin? est-ce te venger que de te frapper toi-même pour cet attentat qui coûte la vie à la belle Lucrèce? Cette puérilité vient d'une âme faible. Ta malheureuse épouse s'est abusée en se tuant de la main qui aurait dû tuer son ennemi.
CCLXII.--«Vaillant Romain, n'abaisse pas ton coeur à ces lamentations et à ces larmes; mais fléchis le genou avec moi pour m'aider à supplier les dieux de Rome de permettre que la force de nos bras bannisse les oppresseurs abominables qui déshonorent Rome par leurs forfaits.
CCLXIII.--«Voici, par le Capitole que nous adorons, par ce chaste sang si injustement souillé, par le soleil qui nous éclaire et renouvelle les richesses de la nature, par tous nos droits comme citoyens de Rome, par l'âme de cette chaste Lucrèce qui naguère encore nous confiait ses affronts, par ce couteau sanglant, nous vengerons la mort de cette femme fidèle.»
CCLXIV.--Il dit, appuie sa main sur son coeur et baise le fatal couteau pour consacrer son serment: il excite ses amis à le répéter avec lui. Tous le regardent avec surprise et l'écoutent parler, puis ils s'agenouillent à ses côtés: Brutus répète son serment solennel, tous jurent d'y être fidèles.
CCLXV.--Quand ils eurent prononcé ce voeu de vengeance, ils résolurent de porter Lucrèce à Rome pour exposer à tous les yeux le corps sanglant, et publier ainsi le noir attentat de Tarquin. Ce projet s'exécute aussitôt, et les Romains applaudissent au décret qui bannit à jamais Tarquin.
FIN DE LA MORT DE LUCRÈCE.
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William Shakespeare, 1564-1616
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