La Mort difficile
René Crevel
LA MORT DIFFICILE
Éditions Simon Kra, 1926
Texte numérisé mis à disposition par le site Mélusine/ Paris 3
I
DE FIL EN AIGUILLE
Mme Dumont-Dufour et Mme Blok parlent de leurs malheurs. C’est-à-dire de leurs maris. Mme Dumont-Dufour qui eût été juriste, comme feu son père le président Dufour, si elle avait eu la chance de naître homme, soudain renonce à l’énumération des méfaits individuels, pour accuser dans un réquisitoire à portée sociale et avec des mots qui — elle en a donné son billet — ne sont pas mâchés, les lois elles-mêmes.
… Oui les lois, car, telle est la stupidité du code et son parti pris que M. Dumont a eu beau mener sabbat, tant qu’il a pu, sa femme aujourd’hui n’a même pas la ressource du divorce.
Faute de ciel, les yeux prennent à témoin le plafond. Les mains font de leur mieux et Mme Blok pense que Mme Dumont-Dufour ne serait pas déplacée dans quelque grand salon orné de cinquante lustres, soixante-quinze pianos à queue et une infinité de girandoles. Mais à la vérité, il ne s’agit pas d’un salon, si grand soit-il. Mme Dumont-Dufour évoque tout un pays, un continent et davantage encore : son domaine des souvenirs. Le domaine des souvenirs. Une mer où transparaît une ville engloutie, car, chère Mme Blok, elles sont au fond de l’eau, bien au fond les illusions de Mme Dumont-Dufour. Que lui reste-t-il ici-bas, à présent ? Des regrets, la mémoire de gestes sans joie. Quant à l’avenir, on n’ose y songer. Si elle était de ces folles qui se paient d’imagination, sans doute pourrait-elle passer le jour à se fabriquer des revanches imaginaires. Hélas ! Mme Dumont-Dufour qui aime la pompe et ne s’en laisse imposer que par les hautes montagnes, les cartes de visites noires de titres, les corbillards empanachés, les messes de mariage avec leurs candélabres étincelants, leurs lys sans pollen, et les familles sur leurs trente et un, Mme Dumont-Dufour qui préfère la majesté des plumes d’autruche à la couleur des oiseaux du paradis, non seulement n’est point comblée dans ses hautes aspirations, mais encore doit se refuser à l’espoir de satisfaire jamais ses nobles goûts. S’il y avait une justice terrestre, dès ici-bas, aujourd’hui à son automne, elle eût fait les honneurs d’un domaine de souvenirs aussi paisiblement noble que le Versailles de la Maintenon. Au lieu de quoi, assez forte dans son orgueil, pour ne mépriser point l’exaltante humilité, et affirmer sans se faire prier que les hommes sont poussière et rien que poussière, mais honteuse des chambres qui donnent sur la cour, elle connaît la torture de ne pouvoir rien désigner à l’envie de Mme Blok. Son passé, le domaine des souvenirs. Ni plus ni mieux qu’un vulgaire cabinet de débarras, où d’ailleurs, il ne lui est même pas permis de reléguer définitivement les piètres accessoires de sa vie conjugale, puisque, c’est un fait, le divorce lui demeure interdit.
Mme Blok sait-elle pourquoi ?
Mme Blok ne sait pas pourquoi, ne demanderait qu’à le savoir mais a peur de se montrer indiscrète.
Indiscrète ?
Une dextre souveraine apaise des scrupules.
Indiscrète ?
Ont-elles donc des secrets l’une pour l’autre ? Et puisqu’elles ont souffert l’une et l’autre, pourquoi épargner dans leurs confidences les hommes, ces bourreaux. Elles sont deux femmes dans un salon d’Auteuil, deux sœurs de misère.
Des sœurs de misère. Voilà le mot. Bien entendu c’est Mme Dumont-Dufour qui l’a trouvé. Elle en est aussi fière que de ses plats de cuivre marocain et de ses vases de Chine. Des sœurs de misère. L’épithète ne manquera pas de faire son petit bonhomme de chemin. Mme Dumont-Dufour l’a prise pour étendard et sent qu’elle va de ce drapeau tirer des effets aussi surprenants que Lamartine du tricolore. Mme Dumont-Dufour a une égide, un signe de ralliement ; au reste, douée d’autres qualités et de plus rares que l’éloquence, si elle ressemble à Lamartine à sa fenêtre de l’Hôtel de Ville, Mme Blok qui connaît son histoire de France, volontiers la comparerait à Henri IV. On ne voit point de panache blanc, mais on sait qu’on n’aura qu’à suivre. Pensez donc, des sœurs de misère.
Un silence. Deux corps immobiles semblent creux. Mme Dumont-Dufour elle-même prend notion de l’infini par le vide, et, pour un peu, elle croirait qu’on lui a pompé l’âme avec quelqu’un de ces appareils à nettoyer les tapis.
Mais voici que les paupières de Mme Blok se mouillent. À la vérité ni les souvenirs pénibles, ni la tendresse qui lui fut offerte avec le thé et les toasts, ni le spectacle d’une désolation désignée par Mme Dumont-Dufour à chaque coin de phrase en panorama, n’expliquent cette humidité des cils, ces narines frémissantes.
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