Herminie était une Européenne. Mais lui, qui est-il sinon un sauvage, un Russe. Le Russe c’est un autre genre que le juif, mais en vérité, Mme Dumont-Dufour serait bien en peine de dire lequel est le meilleur des deux. Les Russes, les juifs et cette invention d’après-guerre, les Américains, voilà qui ne vaut pas lourd. Le meilleur ami de Pierre est un Américain. Mme Dumont-Dufour a déjà parlé à Mme Blok de cet Arthur Bruggle, venu en Europe comme laveur de vaisselle. Bien entendu Pierre qui a le goût du bizarre s’émerveille du voyage de Bruggle autant que de la folie de son père. À noter que cet Arthur Bruggle est un adolescent aux mains longues qui marche en dansant comme une panthère et a des yeux d’animal. Un phénomène quoi. Et d’abord avec un nom comme le sien, il devrait avoir des joues rouges et beaucoup d’optimisme, auquel cas, d’ailleurs, Pierre qui se vante d’aimer les plus extraordinaires des créatures n’en eût pas fait son ami. Mais laissons là Bruggle, les Américains, les juifs et revenons à nos Russes et à M. Blok envers qui sa femme s’est montrée vraiment trop indulgente. Pourquoi lui permettait-elle de la traiter aussi mal ? C’est à ne pas croire. Mais qu’espérait-elle donc d’un tel homme.

« Rien, Louisa. »

Rien, car l’amour seul liait à celui du Slave le destin d’Herminie.

C’est juste. L’amour. Péché avoué, péché à moitié pardonné, et puis aussi à tout péché miséricorde. Puisque Mme Blok s’est confessée, qu’elle ne soit pas accablée, mais qu’elle continue son récit. Donc ce suicide… ?

… Ce suicide, celle qu’il rendit veuve se le rappelle dans tous ses détails, oui, dans tous ses détails, comme s’il datait d’hier.

Mme Dumont-Dufour se cale dans sa bergère, et prononce un « alors » qui veut dire exactement : « Allons-y. »

Et on y va.

Déjà la victime a commencé. Début de juillet 1914. Un samedi soir. Les Blok vont quitter Paris et le tailleur de monsieur a livré dans la journée un costume à grands carreaux. Du salon de Mme Dumont-Dufour et après plus de onze ans, sa pauvre femme voit encore ce tableau. Dimitri en manches de chemise et culottes courtes, qui pour divertir la petite Diane s’amuse à faire des galipettes, car il est fort agile, en dépit de ses quarante ans bien sonnés, et vous exécute un petit saut périlleux sans le moindre effort. Le soir de sa mort, il est vrai, il dut se contenter de quelques entrechats, car les Blok avaient du monde à dîner et madame, à sept heures et un quart, interrompit les débats de son époux pour qu’il allât revêtir son smoking.

Toujours de parfaite humeur, plaisantant même, car il était vraiment à la bonne franquette, il sonne la femme de chambre, la prie de préparer sa chemise, etc., et tandis qu’il s’apprête à passer ladite chemise, Madame, d’une pièce voisine où elle troque ses jupe et blouse d’après-midi contre une robe de dîner toute neuve, une petite merveille en satin crème et rose, Madame interroge Monsieur : « Dimitri as-tu sorti les liqueurs ?

— J’avais oublié ma bonne. J’y vais tout de suite. »

Et de gagner son bureau où se trouvent les alcools.

Huit heures. Mme Blok au milieu de ses invités resplendit, tout satin crème et rose.

Huit heures et un quart, que Dimitri est long à s’habiller.

Huit heures et demie : les invités se regardent, la conversation languit. Une main froisse des satins crème et rose.

Neuf heures moins un quart. Le domestique va prévenir Monsieur qu’on l’attend pour servir.

Neuf heures moins dix : le domestique revient bredouille. Monsieur n’est ni dans sa chambre ni dans son cabinet de toilette.

Neuf heures moins cinq : Mme Blok ne peut plus ouvrir la bouche. Elle croit qu’un volcan va faire irruption à l’extrémité de chacun de ses doigts.