Dumont avait des lèvres comme du papier de verre, une moustache en crin et l’air féroce. Alors, Mme Dumont, qui en une minute, avait décidé qu’elle serait malheureuse et femme de devoir, ferma les yeux et se laissa traîner jusqu’au lit où elle permit au capitaine qui n’avait toujours pas quitté ses bottes de devenir son mari. Le tout eut lieu sur le couvre-pieds que de ses propres mains elle avait brodé au temps des fiançailles, car M. Dumont aussi brutal que peu soigneux n’avait même pas ouvert les draps. Et la victime de subir ce rut sans se demander si de la douleur précise qui en naissait ne pourrait pas quelque jour venir de la joie. Repu, le capitaine abandonna le corps qu’il avait meurtri afin d’aller quitter ses bottes, sa culotte et sa chemise, et lorsque la jeune mariée enfin rouvrit les yeux, ce fut pour saisir, sur un grand corps habillé de ses seuls poils, des détails rouges qui bientôt s’exagérèrent au point qu’un diable nu dont s’effrayait la nouvelle mariée lui donna soudain idée d’une cafetière géante d’os et de peau.
Telle fut la nuit de noces de la femme du capitaine Dumont. Mais si Mme Blok a connu des extases que sa pauvre amie s’avoue bien incapable d’imaginer, pourquoi mon Dieu, pourquoi Mme Blok alors se plaint-elle.
« Je ne me plains pas.
— Je prends acte de cette déclaration. »
Voilà le jugement prononcé. Mme Blok sera condamnée à ne pas être plainte. Mais puisqu’elle prétend que M. Blok s’est suicidé, qu’elle donne des raisons qui fassent cette mort vraisemblable.
Il est répondu que si, primo, on se suicide beaucoup, dans la famille Blok, Mme Blok pense que, secundo, son époux curieux des sensations rares ne s’est peut-être tué que pour connaître l’impression de la mort.
« Dame, note judicieusement Mme Dumont-Dufour, c’était un Russe.
— Mon Dieu, oui, et un mystique aussi ! Par exemple il tenait de tels propos lorsqu’il avait bu. »
Il devenait tout drôle, serrait Herminie bien fort dans ses bras, et d’une voix rauque :
« Femme, mon bonheur terrestre ne me suffit pas. Toi, la petite, vous êtes des accidents et Dimitri Ossipovitch ne saurait borner sa destinée. »
Mme Blok essayait bien de lui faire entendre raison.
Des accidents Dimitri ! Tu ne te rends pas compte.
Mais lui, toujours à son obsession : « Les bateliers de la Volga ont des mains qui saignent, les cordages s’impriment par la douleur dans leurs doigts. La faim a sculpté leurs visages. Ils ont froid, ils ont chaud, mais qu’importe. Leurs chansons répétées comme le ciel, plus tristes que le fleuve, sont aussi douces à leurs cœurs que l’air natal aux poumons de l’homme ! Quand reverrai-je mon pays, quand pourrai-je à nouveau entendre les bateliers de la Volga, Herminie…
— Si tu aimes le chant, nous irons demain à l’Opéra-Comique. On donne Le Roi d’Ys.
— Il ne s’agit pas du Roi d’Ys, pauvre femme, il ne s’agit même pas de chanson, mais de ce souffle qui traverse nos steppes, suit nos fleuves, et se retrouve n’importe où en Europe, dès que les proscrits ou les évadés de Sibérie se rappellent leur pays, la sainte Russie.
— La sainte Russie… Je comprends Dimitri, mais, ici, en France, tu as ta femme, la petite Diane qui grandit, se mariera un jour, aura des enfants.
— Qu’importe. Les bateliers de la Volga, Herminie, et leur triste sort, dont la monotonie finit par devenir un bonheur…
Et après un rêve silencieux de quelques minutes, à nouveau, il s’obstinait : « Ma femme, ma fille, des accidents. Diane se mariera, aura des enfants. Tant mieux pour elle, moi je mourrai pour la Russie et je n’aurai pas besoin de vos orgues, de vos couronnes, ni des sales paroles de pitié. Je défends qu’on prie sur ma dépouille, qu’on pare mon cadavre, qu’on lui creuse une tombe. Ce n’est pas à la terre d’Europe que je veux faire don de mon corps, mais aux fleuves de mon pays, à la Volga. Que j’y devienne poisson, et qu’un jour quelque pêcheur me pardonne, me ramène jusque dans sa cabane pour le miracle d’une résurrection sur les rives de la Russie, de la sainte Russie dont mon père fut chassé. Car je suis fils de proscrit, et l’orthodoxie… »
Alors commençaient des histoires de tsar et d’orthodoxie auxquelles Mme Blok avoue qu’elle ne comprenait goutte, et, invariablement, Blok concluait :
« Déjà mon père, mon grand-père se sont tués pour échapper au plus triste sort. Je vois leurs âmes qui flottent alentour. Bonjour mon père Ossip Alexandrovitch, bonjour mon aïeul Alexandre Fédorovitch, bientôt Dimitri Ossipovitch vous rejoindra. Ici j’ai ma femme Herminie, ma fille Diane. Qu’importe ? D’ailleurs, Herminie, tu n’es qu’une Européenne.
— Et toi, qu’es-tu donc ?
— Un Russe, Herminie. Un Russe qui méprise l’à-peu-près où ses forces s’épuisent. J’ai pitié de toi, de la petite Diane, qui un jour, se mariera, aura des enfants. J’ai pitié, mais la pitié n’enchaînera ni mon esprit ni mon cœur. Encore un verre de vodka.
— Dimitri, tu bois trop.
— Et si je vous tuais avec moi, toi et la petite Diane ?
— Dimitri, au nom du Ciel !
— C’est bon, je vous laisserai vivre. »
Là-dessus le plus souvent il s’endormait.
Mme Dumont-Dufour se récrie : « Supporter de telles scènes, entendre de telles injures ! » Mais ce Blok traitait sa femme comme la dernière des dernières.
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