M. Dumont, lui, trompait sa femme de cinq à sept, rentrait dîner, et à neuf heures et demie comme il disait : « Au pieu. » Voilà qui était sinon convenable, du moins méritait encore d’être à peu près toléré ! Mais Pierre, Pierre…

Mme Blok voit le portemanteau marocain que Mme Dumont-Dufour qui a des idées originales quant à l’ameublement a fait édifier. Hé oui, édifier, il s’agit bien d’une véritable architecture, avec des plats de cuivre que le colonel a rapportés de Fez et des bois incrustés de nacre, décorés de ces lettres arabes qui sont d’un si joli effet. Plats de cuivre, bois incrustés, les divers éléments ont été mêlés, raboutés, là-dessus trois patères, et vous avez le meuble qui, dès l’entrée, annonce aux visiteurs qu’ils pénètrent dans l’appartement d’une femme de goût. Eh bien, la semaine dernière cette petite merveille d’art islamique et d’imagination européenne s’est trouvée sérieusement endommagée par le jeune Pierre Dumont :

« J’avais enfin, raconte Mme Dumont-Dufour, réussi à m’endormir, lorsque sur les trois heures du matin je suis réveillée en sursaut par un charivari de tous les diables. Je me demande si ce sont des cambrioleurs, me lève, prends mes pincettes pour me défendre et me précipite. Le portemanteau était à terre et sous le portemanteau mon fils se démenait chère amie, le chapeau de guingois, le col défait, le regard vague, les mains agitées, bref, dans un tel état que je ne l’aurais pas touché même avec des pincettes.

« Vous croyez sans doute que Pierre a été gêné ? Pas le moins du monde. Au contraire, il semblait s’amuser de tout son cœur et il a ri de mes bigoudis, de ma robe de nuit. Sans doute les dames qu’il fréquente ont-elles l’habitude de dormir toutes nues ? Tout ce qui est convenable lui semble ridicule. Je l’entends encore qui hoquetait : « La liquette, les bigoudis. » Je veux l’aider à se relever, fais mes observations : « Pierre tu es ivre, pas même ivre, saoul, saoul comme une bourrique. L’exemple pourtant, mon petit, ton père au cabanon. »

« Mais allez parler sagesse à ce jeune fou. Il m’attrape par le bas de la chemise, s’y agrippe avec une telle force qu’il la déchire, me déclare qu’il va me faire ses confidences, toutes ses confidences, puis tout à coup déclare : « Je veux encore m’amuser, maman met ton chapeau et viens boire du whisky à Montmartre. »

« C’en était trop. Je suis rentrée dans ma chambre, où j’ai passé le reste de la nuit à pleurer. J’espérais des excuses pour le lendemain, eh bien, dès le réveil, notre jeune jouvenceau téléphonait, tenez, je me rappelle, c’était à votre fille cette chère Diane, et lui racontait tout, parlait de mes bigoudis, de ce qu’il appelle ma liquette, louait ses métèques d’amis et toute cette clique qui tourne la tête de nos enfants, bouleverse nos familles. Et moi qui ne demandais qu’à voir mes petits-enfants.

— Mais votre fils peut se marier.

— Pensez-vous avec les habitudes qu’il a prises… » Mme Dumont-Dufour semble en vouloir dire long. Mme Blok n’est pas une ignorante Elle sait que l’amour prête à bien des combinaisons.

Et puis Mme Blok est mère. Elle a beau laisser à Diane la bride sur le cou, son devoir est de ne rien négliger pour savoir à quoi s’en tenir quant à ses amis.

Aussi avec douceur mais fermeté questionne-t-elle :

« Pierre serait-il anormal ? »

Mme Dumont-Dufour se réserve les droits du ministère public et elle n’aime pas qu’on accuse les siens (excepté le colonel bien entendu qui, d’ailleurs, ne fait point partie de la famille). Elle seule peut juger, condamner, absoudre.

Alors à Mme Blok qui répète sa question : « Pierre serait-il anormal ? » avec une grande indulgence :

« Non, il est simplement un peu dégénéré.

— Un peu dégénéré, gronde une voix derrière la porte.

— Quand on parle du loup, remarque Mme Dumont-Dufour… Voilà justement notre Pierre qui rentre. »

Pierre est dans le salon.

« Bonjour Mme Blok, bonjour aimable mère d’un fils dégénéré.

— Bonjour, Pierre, bonjour, mon enfant.

— Êtes-vous anormale, Mme Blok ?

— Pierre je t’en prie.

— Êtes-vous dégénérée, ma mère ?

— Mon enfant, quelle mouche t’a donc piqué ? »

Mme Blok pense que le mieux est de vider les lieux. Elle se lève. Au revoir. Au revoir. Bonjour à Diane. À bientôt chère amie ! Mme Dumont-Dufour et son fils restent seuls.

 

 

II

 

RATAPOILOPOLIS ?

 

 

Pierre fait le tour de la table bouillotte, où sont encore sucrier, napperon, tasses, soucoupes et tous ustensiles dont une honnête femme, amie de l’ordre et d’une pompe raisonnable, use pour le thé.

Pierre choisit un petit carré de toile diaphane et, crac, crac et crac, se met à faire de la charpie. D’un chef-d’œuvre de lingerie fine, il ne reste qu’une petite boule, à terre. Un jeune vandale déclare : « Ça va mieux », puis à sa mère, dans le blanc de l’œil : « Vous me faites rigoler. »

Le salon d’Auteuil est un calvaire, une malheureuse femme s’y tient prête à de nouvelles douleurs, tandis que le garçon, un vrai lion en cage, mâche des mots. La malheureuse femme : « Seigneur que la terre est basse, n’entendez-vous pas ses jointures qui crient, on dirait d’un squelette », ramasse des bouts de chiffon sur le tapis et se relève le sang au visage, pour demander à Pierre qui sifflote — il se croit dans une écurie, ma parole :

« As-tu donc perdu tout sens du respect ?

— Le sens du respect ? »

Mme Dumont-Dufour reçoit en pleine figure un nouveau : « Vous me faites rigoler » et peut voir Pierre qui se tient les côtes, comme s’il allait crever de rire. Mme Dumont-Dufour qui n’a pas dit son dernier mot, cherche — Mon Dieu donnez-nous notre pain quotidien — quel pourra être le début d’une scène qu’elle ne peut ni ne doit manquer.

Elle n’y va pas par quatre chemins.

Tout bonnement :

« Pierre j’attends tes explications.

— Quelles explications ?

— Tu sais bien. »

Pierre ne sait pas et constate : « Si explication il doit y avoir nous serons encore là dans huit jours, mais que Mme Dumont-Dufour, avant de chanter pouille, commence donc par dire à son fils pourquoi elle l’a traité de dégénéré. »

Du coup c’en est trop. Ainsi Pierre a l’audace de demander pourquoi sa mère l’a traité de dégénéré, comme s’il ne savait pas de quelles raisons s’autorise ce jugement.

Les amis de Pierre, d’abord, Mme Dumont-Dufour, dépositaire de la sagesse des nations, après un petit : Dis-moi qui tu hantes… énumère les mauvais instincts, les vices (dont, du reste, elle avoue, faute de perversité naturelle, ne pouvoir imaginer tous les détails) de ces artistes venus en Europe, on ne sait de quelle vague Amérique, en lavant la vaisselle.

Pierre l’arrête : « Vous parlez de Bruggle. S’il a lavé des assiettes sur son paquebot…

— Ah ! ah ! je te vois venir. Monsieur qui ne serait point capable de ranger ses affaires n’a d’admiration que pour les va-nu-pieds, les étrangers sans aveu qui ne tarderont point à devenir les maîtres de notre pays. »

Pierre hausse les épaules.

Mme Dumont-Dufour reprend : « Et il n’y a pas que tes amis.