On pourrait te faire des reproches jusqu’à demain. Les piqûres par exemple.

— Quelles piqûres ?

— Ne prends pas cet air innocent. La cocaïne…

— Mais puisque, je vous l’ai déjà dit cent fois, la cocaïne ne s’absorbe point en piqûre, mais par le nez. Une pincée de poudre blanche sur une lime à ongles. On renifle et le tour est joué.

— Une pincée de poudre blanche sur une lime à ongles ? Pierre tu te moques de ta mère. C’est mal.

— Je ne me moque pas. J’essaie de vous instruire.

— Ni ton insolence ni tes mensonges n’auront raison de moi. Je sais à quoi m’en tenir. Toutes ces drogues se prennent en piqûres.

— Si vous savez mieux que moi. Vous vous êtes sans doute déjà piquée à la coco ? »

Vous entendez, Pierre demande à sa mère si elle a pris de la coco. Un fils qui ose concevoir que sa mère soit ou ait été cocaïnomane. Voilà bien le moment de répéter : « Pierre tu as perdu tout sens du respect. »

L’insolent a réponse à tout :

« Le sens du respect, comment l’aurais-je pu garder avec vous qui passez votre temps à vous moquer d’un pauvre homme qui n’a pas eu de chance ?

— Un pauvre homme qui n’a pas eu de chance ! C’est de ton père que tu veux parler ? Tu es poli pour sa femme, ta mère. Et voilà qui est d’une jolie morale : un monsieur s’alcoolise, court le guilledou, tant et si bien qu’il en perd la raison, et son fils, au lieu de réfléchir et de s’inspirer d’un si triste exemple, pour choisir une vie sage et saine, son fils, parvenu à l’âge de juger, au lieu de plaindre sa mère se rit d’elle. D’un individu que ses débordements ont mené au cabanon, il constate : « Il n’a pas eu de chance. »

Aussi vrai qu’il y a sur la cheminée du salon d’Auteuil un bronze de Barbedienne, trône dans le ciel un Dieu vengeance au nom de qui Mme Dumont-Dufour peut prédire, dès aujourd’hui, que les drogues et des amis tels que Bruggle ne sauraient tarder à valoir à ce malheureux enfant ce qu’ont déjà valu des débordements pourtant moins déréglés à certain colonel de sa connaissance. Tel père, tel fils…

Et après le ton réquisitoire, la fille du président Dumont-Dufour de prendre le ton « chef de gare ». « En route, en route pour Ratapoilopolis. »

Pierre serre les mâchoires.

On lui désigne à nouveau les rails qu’il va suivre jusqu’à la démence. « En route pour Ratapoilopolis ». Des dents grincent les unes contre les autres. Il ne répond pas un mot à Mme Dumont-Dufour qui triomphe, mais silencieux, se répète à lui-même qu’il est le fils d’un homme qui voulut attacher des palmes aux roues des canons pour les transformer en poissons mitrailleurs. C’est là pour sa mère un acte type, l’acte étalon selon quoi, jusqu’à la consommation des siècles, si le hasard veut que Pierre fasse souche, se mesurera la folie de la descendance des Dumont.

La folie.

Mme Dumont-Dufour ne perd pas une seule contraction du visage de Pierre.

La folie. On dirait qu’elle la dispense, en fait des petits paquets de mauvais sort dont elle bombarde, de son appartement d’Auteuil — pan, pan et vlan, en veux-tu en voilà ! — les hommes qui ont trompé leurs femmes ou bu trop d’Amer-Picon, et les jeunes gens qui aiment les cocktails et rentrent à la maison, passé minuit.

Et certes, elle n’est pas loin de penser que si le colonel est aujourd’hui dans un asile c’est qu’après en avoir vu de toutes les couleurs, elle était bien en droit d’obtenir sa petite vengeance. D’où cet air souverain et cette supériorité, lorsqu’elle déclare de sa bergère, sur un ton de chef de gare : « En route pour Ratapoilopolis. »

Ratapoilopolis ?

Les mâchoires de Pierre sont serrées à craquer. Ses yeux fixes ne voient rien, ne peuvent plus rien voir. Une femme sans lèvres à côté de lui sait ce qu’elle veut. Elle va prouver à son fils qu’il est dégénéré car, si elle a renoncé à sa part de bonheur terrestre, elle a bien droit, n’est-ce pas, à quelque compensation. D’où son habitude de rendre des arrêts, de ne jamais avoir tort. Elle se tuerait à bâtir des raisonnements, à chercher des preuves, pour défendre le moindre de ses dires. Mais avec Pierre inutile de se fatiguer, il n’est pas bien fort ce petit. Un ou deux mots bien placés et on l’a. Il a beau faire le matamore, discourir de tout, juger de Dieu et du diable, il a beau fréquenter des Américains, des Tchécoslovaques, des Yougoslaves et toute une clique, il a beau se droguer, se soûler, démolir les porte-parapluies et connaître toute une ribambelle d’hurluberlus, il n’en demeure pas moins d’une candeur, à la vérité transparente, dont la fille du président Dufour, qui châtie en justicière implacable, sait tirer son parti.

Elle n’a eu qu’à prononcer le nom de Ratapoilopolis pour que Pierre serrât les mâchoires.