Si cette découverte doit servir de conclusion à l’exposé des théories métaphysiques et morales, le récit tant attendu va peut-être enfin commencer.

Mme Blok est pour une conclusion. N’importe laquelle. Donc joyeuse :

« Il ne faut pas être sévère.

— D’accord, mais il y a des limites, reprend l’infatigable Mme Dumont-Dufour. Ainsi M. Dumont ne s’est-il pas livré à des excès tels que pour désavouer un être dont du reste sa femme ne s’est jamais sentie, même au temps de la lune de miel, tout à fait solidaire, au nom que la loi l’oblige de porter, elle a joint (comme pour le diminuer d’autant) celui, combien plus honorable, de feu son père, le président Dufour.

C’est ainsi que Mme Edgar Dumont, elle est devenue Mme Dumont-Dufour.

À vrai dire les deux patronymes quasi jumeaux, à chaque bout du trait d’union, ne sont pas sans la consoler un peu, mais, parce qu’elle n’aime pas les succès faciles, elle ne veut pas laisser voir qu’elle est fière de s’appeler Dumont-Dufour à Mme Blok qu’elle croit juive.

Elle ne peut tout de même pas s’empêcher de constater à haute voix que le nom double, en dépit de son apparente simplicité, donne notion de ce que serait une noblesse de la troisième République, si on se souciait encore d’honorer les mérites des Français de la classe moyenne, une classe, chère amie, qui n’a jamais cessé de donner au pays ses serviteurs d’élite.

Mme Dumont-Dufour, par exemple, est la fille d’un magistrat et, son mari, tout indigne qu’il se soit montré, n’en est pas moins colonel.

Ici un temps.

Le cousin Bricoulet n’a jamais dit à Mme Blok que M. Dumont fût colonel. Mais puisque colonel il y a, tout s’explique. Mme Blok emplit le salon d’Auteuil d’un « Ah ! » jumeau de celui que ne put manquer de lancer Christophe Colomb lorsqu’il eut découvert l’Amérique, ou la manière de faire tenir debout un œuf à la coque.

Mais déjà Mme Dumont-Dufour sape ce triomphe :

« N’allez pas croire que c’est parce que M. Dumont est colonel que je ne puis divorcer et que je me trouve condamnée à une carte sans prénom ! »

Elle épelle devant un bristol imaginaire

 

« Mme DUMONT-DUFOUR »


et constate : « Quoi de plus triste qu’une carte sans prénom. »

« Et la mer sans poissons », a envie de répondre Mme Blok, qui, décidément, ne sait plus s’empêcher de penser que Mme Dumont-Dufour est une poseuse.

Néanmoins elle essaie encore de la résignation, et hoche la tête de haut en bas, puis de gauche à droite. Cependant, l’autre qui ne lui épargne aucun détail d’ajouter : « Je n’ai pas encore quarante-quatre ans et plus personne ne m’appelle Louisa, Louisa ainsi m’avait baptisée ma marraine, ma marraine, qui… »

Après la pitié, après la douloureuse expérience de l’existence, la marraine.

Non, Mme Blok ne va pas se laisser faire.

« Votre marraine a eu raison de vous appeler Louisa, vous n’avez pas à vous plaindre. Louisa Dufour c’est joli. Quel dommage que vous ne puissiez divorcer, refaire votre vie. »

Comme des petits chiffons rouges sur une mare aux grenouilles, Mme Blok agite des mots : « Divorcer… Refaire sa vie. » Et Mme Dumont-Dufour de répéter avec des points d’orgue à chaque syllabe :

« Re–fai–re–sa–vie. »

Quel air songeur sur un visage d’épouse martyre ! Mais Mme Blok, qui sait que la fille du président Dufour n’est pas une rêveuse, se jure qu’elle ne sera point dupe et ne déguerpira point avant de savoir pourquoi… À vrai dire, elle n’a pas même le temps de formuler cette résolution que déjà on lui demande :

« Et vous chère amie, comment vous appelez-vous ? »

Mme Blok jette son prénom « Herminie », et c’est la série des compliments qui commence :

« Herminie c’est doux.

— Louisa c’est énergique.

— Herminie c’est innocent.

— Louisa c’est spirituel.

— Herminie, un nom de blonde (Mme Blok est filasse).

— Louisa, un nom de brune (Mme Dumont-Dufour est noire comme jais).

— Herminie un vrai nom d’amoureuse.

— Louisa… Louisa… (allons, Mme Blok ne sera point chiche)… Louisa un vrai nom d’impératrice.

— Vraiment, vous pensez que Louisa est bien ?

— Si je le pense. »

Et, sans avoir l’air de rien, Mme Blok de revenir à ses moutons :

« Louisa Dufour, voilà qui sonne. Quel dommage que vous ne puissiez divorcer.

— Oui, grand dommage. Mais vous ne pouvez savoir combien je suis heureuse que vous aimiez Louisa. Mon fils Pierre n’arrête pas de me faire enrager avec mon prénom. Il va même jusqu’à prétendre (les enfants ont perdu tout sens du respect) que Louisa c’est un vrai nom de fille à soldats. L’autre jour il avait le toupet de le dire devant votre cousin Bricoulet. Je le giflerais bien qu’il ait ses vingt ans sonnés, et puis, je vous le demande un peu, mon père m’aurait-il laissé baptiser comme une fille à soldats. »

Les talons de Mme Blok usent le tapis :

« Vous disiez donc, chère amie, que vous ne pouviez divorcer. Pourquoi ? »

La victime des lois des hommes se recueille :

« Parce que le colonel Dumont est… »

Le ton de confidence veut que la voix s’éteigne à la fin de la phrase et Mme Blok n’a pas entendu. Elle hurle : « Comment ? »

Il n’y a plus d’effet à ménager, et l’on clame (cette fois ton de victoire) M. Dumont est fou, fou, fou.

Hier samedi, au concert Colonne, on donnait du Bach, Mme Blok a encore dans les oreilles le défi de Pan et de Phœbus : « fou, fou, fou, sa raison s’égare » et voici que la folie d’un colonel de la troisième République fait les frais d’un chant à deux voix, fou, fou, fou

Mme Dumont-Dufour qui n’a pas très bon souffle se tait la première.

Mme Blok ne tarde pas à l’imiter et c’est un nouveau silence dont Mme Blok profite pour essayer d’imaginer le colonel :

Un colonel, un officier supérieur, il doit avoir une moustache qui lui barre toute la figure à la mode de 1907.

La moustache du colonel… Mme Blok a beau être vertueuse elle doit bien s’avouer qu’elle a du mal à supporter son veuvage. Diane lui conseille toute la journée de se remarier, mais ne veut pas entendre parler de Bricoulet, pourtant le seul parti possible. Et Mme Blok qui a peur de sa fille reste fidèle à Dimitri Blok. Diane a beau dire, cette abstinence n’est pas si facile. Ainsi, rien que de penser à la moustache du colonel, cette pauvre Herminie est dans tous ses états. Elle a des fourmis au bout de chaque doigt, caresse les bras de son fauteuil et se dit que la moustache du colonel doit piquer quand on embrasse. Mais qui parle d’embrasser. Que penserait Diane si elle savait que sa mère se laisse ainsi aller. Diane sa fille, le devoir. Mais avant Diane, sa fille, le devoir, il y a Dimitri Blok, le mariage, l’amour.