L’humanité ne vaut pas cher. On ne sait d’ailleurs ni à qui à quoi s’en prendre. Tant de facteurs interviennent : la malchance, l’hérédité, les mauvais penchants. Pauvre Mme Dumont-Dufour, en dépit d’un esprit méthodique, d’une intelligence raisonnable et d’un cœur sage, rien ne lui a réussi. Ainsi Pierre, son fils, dont la nourrice était alcoolique (voilà pour la malchance) a un caractère emporté. D’ailleurs il a de qui tenir, son père (voilà pour l’hérédité) s’est toujours montré d’une telle violence. Mais tout cela ne serait rien si ledit Pierre n’avait le goût bizarre et une curiosité (voilà pour les mauvais penchants) dont sa mère à bon droit s’affole, car, si l’on peut se réjouir de l’affection qu’il porte à cette chère Diane, comment ne pas redouter les pires catastrophes de l’amitié qu’il a pour des métèques venus on ne sait d’où. Des métèques, oui. La France, Paris et, ce qui est plus grave, Pierre Dumont se trouvent entre leurs mains. La jeunesse perd la tête. Que Mme Blok veille sur Diane, Mme Dumont-Dufour est bien forcée de laisser aller Pierre là où il veut, mais elle en souffre assez la pauvre femme. Tant de nuits blanches et de jours noirs. La chair est faible. Les jouvenceaux du XXe siècle cèdent à toutes les tentations de la moderne Babylone et chaque année en fabriquent de nouvelles. Du temps de Mme Blok et de Mme Dumont-Dufour les garçons étaient amoureux des femmes du Maxim’s, des poules, comme disait M. Dumont. Les jeunes filles rêvaient des tziganes, de leurs brandebourgs, de leurs belles moustaches. Aujourd’hui les femmes du Maxim’s sont remplacées par on ne sait quelles aventurières, des prostituées de tous les pays et de tous les sexes. Il n’y a plus de tziganes, mais des nègres qui jouent du saxophone. On a inventé des vices, des boissons, des stupéfiants, comment tout cela finira-t-il ? Mme Dumont-Dufour a bien raison de dire qu’il faut de la pitié. Elle le sait, elle ne sait que cela. Mon Dieu, la douloureuse expérience de l’existence…
Tant pis pour Mme Blok qui crève d’impatience près du piano dans un fauteuil de tapisserie genre Aubusson, aujourd’hui, Mme Dumont-Dufour a l’âme d’un président de cour d’assises ou d’un avocat. Jamais elle ne s’est sentie d’une telle éloquence. Et elle s’en donne, ne néglige aucune ressource de l’art du bien parler, dont son père lui-même ne craignait pas d’user pour ses rapports domestiques. Sa voix glisse sur le malheur avec la majesté d’un cygne noir. Va-t-elle mourir au milieu des meubles, témoins de toute sa souffrance, devant une visiteuse qui ne sait pas la suivre dans son vol ? Déjà elle dit sa propre oraison funèbre, alourdit les syllabes, les prolonge, les reprend, les caresse de la langue comme si elles portaient la promesse d’un sommeil à jamais libérateur. Une minute elle songe en faire des armes pour la défendre contre l’insolence de Pierre, et la méchanceté universelle. Mais, dans son désespoir, elle accepte la mort, l’appelle et déjà ce sont des fleurs qu’elle unit en couronnes, et les couronnes à leur tour deviennent des étoffes, des voiles dont elle se drape, statue du malheur conjugal devant Mme Blok qui ronge son mors, voudrait se lever, lui demander si elle va longtemps encore se moquer d’elle. Un peu plus et la paisible Mme Blok songerait à un ultimatum. Dites-moi de suite pourquoi vous ne pouvez obtenir le divorce, sinon…
Pas moyen, hélas ! de placer un mot, on lui dit qu’il ne faut pas être sévère.
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