Quand le colonel, effrayé de la pâleur de Soulanges, s’approcha de lui, le comte gagnait. L’ambassadeur autrichien, un banquier célèbre se levaient complétement décavés de sommes considérables. Soulanges devint encore plus sombre en recueillant une masse d’or et de billets, il ne compta même pas ; un amer dédain crispa ses lèvres, il semblait menacer la fortune au lieu de la remercier de ses faveurs.
― Courage, lui dit le colonel, courage, Soulanges ! Puis, croyant lui rendre un vrai service en l’arrachant au jeu : ― Venez, ajouta-t-il, j’ai une bonne nouvelle à vous apprendre, mais à une condition.
― Laquelle ? demanda Soulanges.
― Celle de me répondre à ce que je vous demanderai.
Le comte de Soulanges se leva brusquement, mit son gain d’un air fort insouciant dans un mouchoir qu’il avait tourmenté d’une manière convulsive, et son visage était si farouche, qu’aucun joueur ne s’avisa de trouver mauvais qu’il fît Charlemagne. Les figures parurent même se dilater quand cette tête maussade et chagrine ne fut plus dans le cercle lumineux que décrit au-dessus d’une table un flambeau de bouillotte.
― Ces diables de militaires s’entendent comme des larrons en foire ! dit à voix basse un diplomate de la galerie en prenant la place du colonel.
Une seule figure blême et fatiguée se tourna vers le rentrant, et lui dit en lui lançant un regard qui brilla, mais s’éteignit comme le feu d’un diamant : ― Qui dit militaire ne dit pas civil, monsieur le ministre.
― Mon cher, dit Montcornet à Soulanges en l’attirant dans un coin, ce matin l’empereur a parlé de vous avec éloge, et votre promotion au maréchalat n’est pas douteuse.
― Le patron n’aime pas l’artillerie.
― Oui, mais il adore la noblesse et vous êtes un ci-devant ! Le patron, reprit Montcornet, a dit que ceux qui s’étaient mariés à Paris pendant la campagne ne devaient pas être considérés comme en disgrâce. Eh ! bien ?
Le comte de Soulanges semblait ne rien comprendre à ce discours.
― Ah çà ! j’espère maintenant, reprit le colonel, que vous me direz si vous connaissez une charmante petite femme assise au pied d’un candélabre...
À ces mots, les yeux du comte s’animèrent, il saisit avec une violence inouïe la main du colonel : ― Mon cher général, lui dit-il d’une voix sensiblement altérée, si un autre que vous me faisait cette question, je lui fendrais le crâne avec cette masse d’or. Laissez-moi, je vous en supplie. J’ai plus envie, ce soir, de me brûler la cervelle, que... Je hais tout ce que je vois. Aussi, vais-je partir. Cette joie, cette musique, ces visages stupides qui rient m’assassinent.
― Mon pauvre ami, reprit d’une voix douce Montcornet en frappant amicalement dans la main de Soulanges, vous êtes passionné ! Que diriez-vous donc si je vous apprenais que Martial songe si peu à madame de Vaudremont, qu’il s’est épris de cette petite dame ?
― S’il lui parle, s’écria Soulanges en bégayant de fureur, je le rendrai aussi plat que son portefeuille, quand même le fat serait dans le giron de l’empereur.
Et le comte tomba comme anéanti sur la causeuse vers laquelle le colonel l’avait mené. Ce dernier se retira lentement, il s’aperçut que Soulanges était en proie à une colère trop violente pour que des plaisanteries ou les soins d’une amitié superficielle pussent le calmer. Quand le colonel Montcornet rentra dans le grand salon de danse, madame de Vaudremont fut la première personne qui s’offrit à ses regards, et il remarqua sur sa figure, ordinairement si calme, quelques traces d’une agitation mal déguisée. Une chaise était vacante auprès d’elle, le colonel vint s’y asseoir.
― Je gage que vous êtes tourmentée ? dit-il.
― Bagatelle, général. Je voudrais être partie d’ici, j’ai promis d’être au bal de la grande-duchesse de Berg, et il faut que j’aille auparavant chez la princesse de Wagram. Monsieur de la Roche-Hugon, qui le sait, s’amuse à conter fleurette à des douairières.
― Ce n’est pas là tout à fait le sujet de votre inquiétude, et je gage cent louis que vous resterez ici ce soir.
― Impertinent !
― J’ai donc dit vrai ?
― Eh bien ! que pensé-je ? reprit la comtesse en donnant un coup d’éventail sur les doigts du colonel. Je suis capable de vous récompenser si vous le devinez.
― Je n’accepterai pas le défi, j’ai trop d’avantages.
― Présomptueux !
― Vous craignez de voir Martial aux pieds...
― De qui ? demanda la comtesse eu affectant la surprise.
― De ce candélabre, répondit le colonel en montrant la belle inconnue, et regardant la comtesse avec une attention gênante.
― Vous avez deviné, répondit la coquette en se cachant la figure sous son éventail, avec lequel elle se mit à jouer. La vieille madame de Grandlieu, qui, vous le savez, est maligne comme un vieux singe, reprit-elle après un moment de silence, vient de me dire que monsieur de la Roche-Hugon courait quelques dangers à courtiser cette inconnue qui se trouve ce soir ici comme un trouble-fête. J’aimerais mieux voir la mort que cette figure si cruellement belle et pâle autant qu’une vision. C’est mon mauvais génie. Madame de Grandlieu, continua-t-elle après avoir laissé échapper un signe de dépit, qui ne va au bal que pour tout voir en faisant semblant de dormir, m’a cruellement inquiétée. Martial me paiera cher le tour qu’il me joue. Cependant, engagez-le, général, puisque c’est votre ami, à ne pas me faire de la peine.
― Je viens de voir un homme qui ne se propose rien moins que de lui brûler la cervelle s’il s’adresse à cette petite dame. Cet homme-là, madame, est de parole. Mais je connais Martial, ces périls sont autant d’encouragements. Il y a plus ; nous avons parié... Ici le colonel baissa la voix.
― Serait-ce vrai, demanda la comtesse.
― Sur mon honneur.
― Merci, général, répondit madame de Vaudremont en lui lançant un regard plein de coquetterie.
― Me ferez-vous l’honneur de danser avec moi ?
― Oui, mais la seconde contredanse. Pendant celle-ci, je veux savoir ce que peut devenir cette intrigue, et savoir qui est celle petite dame bleue, elle a l’air spirituel.
Le colonel, voyant que madame de Vaudremont voulait être seule, s’éloigna satisfait d’avoir si bien commencé son attaque.
Il se rencontre dans les fêtes quelques dames qui, semblables à madame de Grandlieu, sont là comme de vieux marins occupés sur le bord de la mer à contempler les jeunes matelots aux prises avec les tempêtes. En ce moment, madame de Grandlieu, qui paraissait s’intéresser aux personnages de cette scène, put facilement deviner la lutte à laquelle la comtesse était en proie. La jeune coquette avait beau s’éventer gracieusement, sourire à des jeunes gens qui la saluaient et mettre en usage les ruses dont se sert une femme pour cacher son émotion, la douairière, l’une des plus perspicaces et malicieuses duchesses que le dix-huitième siècle avait léguées au dix-neuvième, savait lire dans son cœur et dans sa pensée. La vieille dame semblait reconnaître les mouvements imperceptibles qui décèlent les affections de l’âme.
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