Le pli le plus léger qui venait rider ce front si blanc et si pur, le tressaillement le plus insensible des pommettes, le jeu des sourcils, l’inflexion la moins visible des lèvres dont le corail mouvant ne pouvait lui rien cacher, étaient pour la duchesse comme les caractères d’un livre. Du fond de sa bergère, que sa robe remplissait entièrement, la coquette émérite, tout en causant avec un diplomate qui la recherchait afin de recueillir les anecdotes qu’elle contait si bien, s’admirait elle-même dans la jeune coquette ; elle la prit en goût en lui voyant si bien déguiser son chagrin et les déchirements de son cœur. Madame de Vaudremont ressentait en effet autant de douleur qu’elle feignait de gaieté : elle avait cru rencontrer dans Martial un homme de talent sur l’appui duquel elle comptait pour embellir sa vie de tous les enchantements du pouvoir ; en ce moment, elle reconnaissait une erreur aussi cruelle pour sa réputation que pour son amour-propre. Chez elle, comme chez les autres femmes de cette époque, la soudaineté des passions augmentait leur vivacité. Les âmes qui vivent beaucoup et vite ne souffrent pas moins que celles qui se consument dans une seule affection. La prédilection de la comtesse pour Martial était née de la veille, il est vrai ; mais le plus inepte des chirurgiens sait que la souffrance causée par l’amputation d’un membre vivant est plus douloureuse que ne l’est celle d’un membre malade. Il y avait de l’avenir dans le goût de madame de Vaudremont pour Martial, tandis que sa passion précédente était sans espérance, et empoisonnée par les remords de Soulanges. La vieille duchesse, qui épiait le moment opportun de parler à la comtesse, s’empressa de congédier son ambassadeur ; car, en présence de maîtresses et d’amants brouillés, tout intérêt pâlit, même chez une vieille femme. Pour engager la lutte, madame de Grandlieu lança sur madame de Vaudremont un regard sardonique qui fit craindre à la jeune coquette de voir son sort entre les mains de la douairière. Il est de ces regards de femme à femme qui sont comme des flambeaux amenés dans les dénouements de tragédie. Il faut avoir connu cette duchesse pour apprécier la terreur que le jeu de sa physionomie inspirait à la comtesse. Madame de Grandlieu était grande, ses traits faisaient dire d’elle : ― Voilà une femme qui a dû être jolie ! Elle se couvrait les joues de tant de rouge que ses rides ne paraissaient presque plus ; mais loin de recevoir un éclat factice de ce carmin foncé, ses yeux n’en étaient que plus ternes. Elle portait une grande quantité de diamants, et s’habillait avec assez de goût pour ne pas prêter au ridicule. Son nez pointu annonçait l’épigramme. Un râtelier bien mis conservait à sa bouche une grimace d’ironie qui rappelait celle de Voltaire. Cependant l’exquise politesse de ses manières adoucissait si bien la tournure malicieuse de ses idées qu’on ne pouvait l’accuser de méchanceté. Les yeux gris de la vieille dame s’animèrent, un regard triomphal accompagné d’un sourire qui disait : ― Je vous l’avais bien promis ! traversa le salon, et répandit l’incarnat de l’espérance sur les joues pâles de la jeune femme qui gémissait au pied du candélabre. Cette alliance entre madame de Grandlieu et l’inconnue ne pouvait échapper à l’œil exercé de la comtesse de Vaudremont, qui entrevit un mystère et le voulut pénétrer. En ce moment, le baron de la Roche-Hugon après avoir achevé de questionner toutes les douairières sans pouvoir apprendre le nom de la dame bleue, s’adressait en désespoir de cause à la comtesse de Gondreville, et n’en recevait que cette réponse peu satisfaisante : ― C’est une dame que l’ancienne duchesse de Grandlieu m’a présentée. En se retournant par hasard vers la bergère occupée par la vieille dame, le maître des requêtes en surprit le regard d’intelligence lancé sur l’inconnue, et quoiqu’il fût assez mal avec elle depuis quelque temps, il résolut de l’aborder. En voyant le sémillant baron rôdant autour de sa bergère, l’ancienne duchesse sourit avec une malignité sardonique, et regarda madame de Vaudremont d’un air qui fit rire le colonel Montcornet.

― Si la vieille bohémienne prend un air d’amitié, pensa le baron, elle va sans doute me jouer quelque méchant tour. ― Madame, lui dit-il, vous vous êtes chargée, me dit-on, de veiller sur un bien précieux trésor !

― Me prenez-vous pour un dragon, demanda la vieille dame. Mais de qui parlez-vous ? ajouta-t-elle avec une douceur de voix qui rendit l’espérance à Martial.

― De cette petite dame inconnue que la jalousie de toutes ces coquettes a confinée là-bas. Vous connaissez sans doute sa famille ?

― Oui, dit la duchesse ; mais que voulez-vous faire d’une héritière de province, mariée depuis quelque temps, une fille bien née que vous ne connaissez pas, vous autres, elle ne va nulle part.

― Pourquoi ne danse-t-elle pas ? Elle est si belle ! Voulez-vous que nous fassions un traité de paix ? Si vous daignez m’instruire de tout ce que j’ai intérêt à savoir, je vous jure que votre demande en restitution des bois de Marigny par le domaine extraordinaire sera chaudement appuyée auprès de l’empereur.

― Monsieur, répondit la vieille dame avec une gravité trompeuse, amenez-moi la comtesse de Vaudremont. Je vous promets de lui révéler le mystère qui rend notre inconnue si intéressante. Voyez, tous les hommes du bal sont arrivés au même degré de curiosité que vous. Les yeux se portent involontairement vers ce candélabre où ma protégée s’est modestement placée, elle recueille tous les hommages qu’on a voulu lui ravir. Bienheureux celui qu’elle prendra pour danseur ! Là, elle s’interrompit en fixant la comtesse de Vaudremont par un de ces regards qui disent si bien : ― Nous parlons de vous. Puis elle ajouta : ― Je pense que vous aimerez mieux apprendre le nom de l’inconnue de la bouche de votre belle comtesse que de la mienne ?

L’attitude de la duchesse était si provocante que madame de Vaudremont se leva, vint auprès d’elle, s’assit sur la chaise que lui offrit Martial ; et, sans faire attention à lui : ― Je devine, madame, lui dit-elle en riant, que vous parlez de moi ; mais j’avoue mon infériorité, je ne sais si c’est en bien ou en mal.

Madame de Grandlieu serra de sa vieille main sèche et ridée la jolie main de la jeune femme, et, d’un ton de compassion, elle lui répondit à voix basse : ― Pauvre petite !

Les deux femmes se regardèrent. Madame de Vaudremont comprit que Martial était de trop, et le congédia en lui disant d’un air impérieux : ― Laissez-nous !

Le maître des requêtes, peu satisfait de voir la comtesse sous le charme de la dangereuse sibylle qui l’avait attirée près d’elle, lui lança un de ces regards d’homme, puissants sur un cœur aveugle, mais qui paraissent ridicules à une femme quand elle commence à juger celui de qui elle s’est éprise.

― Auriez-vous la prétention de singer l’empereur ? dit madame de Vaudremont en mettant sa tête de trois quarts pour contempler le maître des requêtes d’un air ironique.

Martial avait trop l’usage du monde, trop de finesse et de calcul pour s’exposer à rompre avec une femme si bien en cour et que l’empereur voulait marier ; il compta d’ailleurs sur la jalousie qu’il se proposait d’éveiller en elle comme sur le meilleur moyen de deviner le secret de sa froideur, et s’éloigna d’autant plus volontiers qu’en cet instant une nouvelle contredanse mettait tout le monde en mouvement.