Si vous voulez vous marier, prenez un homme plus âgé, qui ait de la considération, et qui soit à la moitié de son chemin. Une veuve ne doit pas faire de son mariage une affaire d’amourette. Une souris s’attrape-t-elle deux fois au même piége ? Maintenant, un nouveau contrat doit être une spéculation pour vous, et il faut, en vous remariant, avoir au moins l’espoir de vous entendre nommer un jour madame la maréchale.

En ce moment, les yeux des deux femmes se fixèrent naturellement sur la belle figure du colonel Montcornet.

― Si vous voulez jouer le rôle difficile d’une coquette et ne pas vous marier, reprit la duchesse avec bonhomie, ah ! ma pauvre petite, vous saurez mieux que toute autre amonceler les nuages d’une tempête et la dissiper. Mais, je vous en conjure, ne vous faites jamais un plaisir de troubler la paix des ménages, de détruire l’union des familles et le bonheur des femmes qui sont heureuses. Je l’ai joué, ma chère, ce rôle dangereux. Hé, mon Dieu, pour un triomphe d’amour-propre, on assassine souvent de pauvres créatures vertueuses ; car il existe vraiment, ma chère, des femmes vertueuses, et l’on se crée des haines mortelles. Un peu trop tard, j’ai appris que, suivant l’expression du duc d’Albe, un saumon vaut mieux que mille grenouilles ! Certes, un véritable amour donne mille fois plus de jouissances que les passions éphémères qu’on excite ! Eh ! bien, je suis venue ici pour vous prêcher. Oui, vous êtes la cause de mon apparition dans ce salon qui pue le peuple. Ne viens-je pas d’y voir des acteurs ? Autrefois, ma chère, on les recevait dans son boudoir ; mais au salon, fi donc ! Pourquoi me regardez-vous d’un air si étonné ? Écoutez-moi ! Si vous voulez vous jouer des hommes, reprit la vieille dame, ne bouleversez le cœur que de ceux dont la vie n’est pas arrêtée, de ceux qui n’ont pas de devoirs à remplir ; les autres ne nous pardonnent pas les désordres qui les ont rendus heureux. Profitez de cette maxime due à ma vieille expérience. Ce pauvre Soulanges, par exemple, auquel vous avez fait tourner la tête, et que, depuis quinze mois, vous avez enivré, Dieu sait comme ! eh ! bien, savez-vous sur quoi portaient vos coups ?... sur sa vie tout entière. Il est marié depuis six mois, il est adoré d’une charmante créature qu’il aime et qu’il trompe ; elle vit dans les larmes et dans le silence le plus amer. Soulanges a eu des moments de remords plus cruels que ses plaisirs n’étaient doux. Et vous, petite rusée, vous l’avez trahi. Eh ! bien, venez contempler votre ouvrage.

La vieille duchesse prit la main de madame de Vaudremont, et elles se levèrent.

― Tenez, lui dit madame de Grandlieu en lui montrant des yeux l’inconnue pâle et tremblante sous les feux du lustre, voilà ma petite nièce, la comtesse de Soulanges, elle a enfin cédé aujourd’hui à mes instances, elle a consenti à quitter la chambre de douleur où la vue de son enfant ne lui apportait que de bien faibles consolations ; la voyez-vous ? elle vous paraît charmante : eh ! bien, chère belle, jugez de ce qu’elle devait être quand le bonheur et l’amour répandaient leur éclat sur cette figure maintenant flétrie.

La comtesse détourna silencieusement la tête et parut en proie à de graves réflexions. La duchesse l’amena jusqu’à la porte de la salle de jeu ; puis, après y avoir jeté les yeux, comme si elle eût voulu y chercher quelqu’un : ― Et voilà Soulanges, dit-elle à la jeune coquette d’un son de voix profond.

La comtesse frissonna quand elle aperçut, dans le coin le moins éclairé du salon, la figure pâle et contractée de Soulanges appuyé sur la causeuse : l’affaissement de ses membres et l’immobilité de son front accusaient toute sa douleur, les joueurs allaient et venaient devant lui, sans y faire plus d’attention que s’il eût été mort. Le tableau que présentaient la femme en larmes et le mari morne et sombre, séparés l’un de l’autre au milieu de cette fête, comme les deux moitiés d’un arbre frappé par la foudre, eut peut-être quelque chose de prophétique pour la comtesse. Elle craignit d’y voir une image des vengeances que lui gardait l’avenir. Son cœur n’était pas encore assez flétri pour que la sensibilité et l’indulgence en fussent entièrement bannies, elle pressa la main de la duchesse en la remerciant par un de ces sourires qui ont une certaine grâce enfantine.

― Mon cher enfant, lui dit la vieille femme à l’oreille, songez désormais que nous savons aussi bien repousser les hommages des hommes que nous les attirer.

― Elle est à vous, si vous n’êtes pas un niais.

Ces dernières paroles furent soufflées par madame de Grandlieu à l’oreille du colonel Montcornet pendant que la belle comtesse se livrait à la compassion que lui inspirait l’aspect de Soulanges, car elle l’aimait encore assez sincèrement pour vouloir le rendre au bonheur, et se promettait intérieurement d’employer l’irrésistible pouvoir qu’exerçaient encore ses séductions sur lui pour le renvoyer à sa femme.

― Oh ! comme je vais le prêcher, dit-elle à madame de Grandlieu.

― N’en faites rien, ma chère ! s’écria la duchesse en regagnant sa bergère, choisissez-vous un bon mari et fermez votre porte à mon neveu. Ne lui offrez même pas votre amitié. Croyez-moi, mon enfant, une femme ne reçoit pas d’une autre femme le cœur de son mari, elle est cent fois plus heureuse de croire qu’elle l’a reconquis elle-même. En amenant ici ma nièce, je crois lui avoir donné un excellent moyen de regagner l’affection de son mari. Je ne vous demande, pour toute coopération, que d’agacer le général.

Et, quand elle lui montra l’ami du maître des requêtes, la comtesse sourit.

― Eh bien, madame, savez-vous enfin le nom de cette inconnue ? demanda le baron d’un air piqué à la comtesse quand elle se trouva seule.

― Oui, dit madame de Vaudremont en regardant le maître des requêtes.

Sa figure exprimait autant de finesse que de gaieté. Le sourire qui répandait la vie sur ses lèvres et sur ses joues, la lumière humide de ses yeux étaient semblables à ces feux follets qui abusent le voyageur. Martial, qui se crut toujours aimé, prit alors cette attitude coquette dans laquelle un homme se balance si complaisamment auprès de celle qu’il aime, et dit avec fatuité : ― Et ne m’en voudrez-vous pas si je parais attacher beaucoup de prix à savoir ce nom ?

― Et ne m’en voudrez-vous pas, répliqua madame de Vaudremont, si, par un reste d’amour, je ne vous le dis pas, et si je vous défends de faire la moindre avance à cette jeune dame ? Vous risqueriez votre vie, peut-être.

― Madame, perdre vos bonnes grâces, n’est-ce pas perdre plus que la vie ?

― Martial, dit sévèrement la comtesse, c’est madame de Soulanges. Son mari vous brûlerait la cervelle, si vous en avez toutefois.

― Ah ! ah ! répliqua le fat en riant, le colonel laissera vivre en paix celui qui lui a enlevé votre cœur et se battrait pour sa femme ? Quel renversement de principes ! Je vous en prie, permettez-moi de danser avec cette petite dame. Vous pourrez ainsi avoir la preuve du peu d’amour que renfermait pour vous ce cœur de neige, car si le colonel trouve mauvais que je fasse danser sa femme, après avoir souffert que je vous...

― Mais elle aime son mari.

― Obstacle de plus que j’aurai le plaisir de vaincre.

― Mais elle est mariée.

― Plaisante objection !

― Ah ! dit la comtesse avec un sourire amer, vous nous punissez également de nos fautes et de nos repentirs.

― Ne vous fâchez pas, dit vivement Martial. Oh ! je vous en supplie, pardonnez-moi. Tenez, je ne pense plus à madame de Soulanges.

― Vous mériteriez bien que je vous envoyasse auprès d’elle.

― J’y vais, dit le baron en riant, et je reviendrai plus épris de vous que jamais.