sur sa vie tout entière. Il est marié depuis six mois, il est adoré d’une charmante créature qu’il aime et qu’il trompe ; elle vit dans les larmes et dans le silence le plus amer. Soulanges a eu des moments de remords plus cruels que ses plaisirs n’étaient doux. Et vous, petite rusée, vous l’avez trahi. Eh ! bien, venez contempler votre ouvrage.

La vieille duchesse prit la main de madame de Vaudremont, et elles se levèrent.

― Tenez, lui dit madame de Grandlieu en lui montrant des yeux l’inconnue pâle et tremblante sous les feux du lustre, voilà ma petite nièce, la comtesse de Soulanges, elle a enfin cédé aujourd’hui à mes instances, elle a consenti à quitter la chambre de douleur où la vue de son enfant ne lui apportait que de bien faibles consolations ; la voyez-vous ? elle vous paraît charmante : eh ! bien, chère belle, jugez de ce qu’elle devait être quand le bonheur et l’amour répandaient leur éclat sur cette figure maintenant flétrie.

La comtesse détourna silencieusement la tête et parut en proie à de graves réflexions. La duchesse l’amena jusqu’à la porte de la salle de jeu ; puis, après y avoir jeté les yeux, comme si elle eût voulu y chercher quelqu’un : ― Et voilà Soulanges, dit-elle à la jeune coquette d’un son de voix profond.

La comtesse frissonna quand elle aperçut, dans le coin le moins éclairé du salon, la figure pâle et contractée de Soulanges appuyé sur la causeuse : l’affaissement de ses membres et l’immobilité de son front accusaient toute sa douleur, les joueurs allaient et venaient devant lui, sans y faire plus d’attention que s’il eût été mort. Le tableau que présentaient la femme en larmes et le mari morne et sombre, séparés l’un de l’autre au milieu de cette fête, comme les deux moitiés d’un arbre frappé par la foudre, eut peut-être quelque chose de prophétique pour la comtesse. Elle craignit d’y voir une image des vengeances que lui gardait l’avenir. Son cœur n’était pas encore assez flétri pour que la sensibilité et l’indulgence en fussent entièrement bannies, elle pressa la main de la duchesse en la remerciant par un de ces sourires qui ont une certaine grâce enfantine.

― Mon cher enfant, lui dit la vieille femme à l’oreille, songez désormais que nous savons aussi bien repousser les hommages des hommes que nous les attirer.

― Elle est à vous, si vous n’êtes pas un niais.

Ces dernières paroles furent soufflées par madame de Grandlieu à l’oreille du colonel Montcornet pendant que la belle comtesse se livrait à la compassion que lui inspirait l’aspect de Soulanges, car elle l’aimait encore assez sincèrement pour vouloir le rendre au bonheur, et se promettait intérieurement d’employer l’irrésistible pouvoir qu’exerçaient encore ses séductions sur lui pour le renvoyer à sa femme.

― Oh ! comme je vais le prêcher, dit-elle à madame de Grandlieu.

― N’en faites rien, ma chère ! s’écria la duchesse en regagnant sa bergère, choisissez-vous un bon mari et fermez votre porte à mon neveu. Ne lui offrez même pas votre amitié. Croyez-moi, mon enfant, une femme ne reçoit pas d’une autre femme le cœur de son mari, elle est cent fois plus heureuse de croire qu’elle l’a reconquis elle-même. En amenant ici ma nièce, je crois lui avoir donné un excellent moyen de regagner l’affection de son mari. Je ne vous demande, pour toute coopération, que d’agacer le général.

Et, quand elle lui montra l’ami du maître des requêtes, la comtesse sourit.

― Eh bien, madame, savez-vous enfin le nom de cette inconnue ? demanda le baron d’un air piqué à la comtesse quand elle se trouva seule.

― Oui, dit madame de Vaudremont en regardant le maître des requêtes.

Sa figure exprimait autant de finesse que de gaieté. Le sourire qui répandait la vie sur ses lèvres et sur ses joues, la lumière humide de ses yeux étaient semblables à ces feux follets qui abusent le voyageur. Martial, qui se crut toujours aimé, prit alors cette attitude coquette dans laquelle un homme se balance si complaisamment auprès de celle qu’il aime, et dit avec fatuité : ― Et ne m’en voudrez-vous pas si je parais attacher beaucoup de prix à savoir ce nom ?

― Et ne m’en voudrez-vous pas, répliqua madame de Vaudremont, si, par un reste d’amour, je ne vous le dis pas, et si je vous défends de faire la moindre avance à cette jeune dame ? Vous risqueriez votre vie, peut-être.

― Madame, perdre vos bonnes grâces, n’est-ce pas perdre plus que la vie ?

― Martial, dit sévèrement la comtesse, c’est madame de Soulanges. Son mari vous brûlerait la cervelle, si vous en avez toutefois.

― Ah ! ah ! répliqua le fat en riant, le colonel laissera vivre en paix celui qui lui a enlevé votre cœur et se battrait pour sa femme ? Quel renversement de principes ! Je vous en prie, permettez-moi de danser avec cette petite dame. Vous pourrez ainsi avoir la preuve du peu d’amour que renfermait pour vous ce cœur de neige, car si le colonel trouve mauvais que je fasse danser sa femme, après avoir souffert que je vous...

― Mais elle aime son mari.

― Obstacle de plus que j’aurai le plaisir de vaincre.

― Mais elle est mariée.

― Plaisante objection !

― Ah ! dit la comtesse avec un sourire amer, vous nous punissez également de nos fautes et de nos repentirs.

― Ne vous fâchez pas, dit vivement Martial. Oh ! je vous en supplie, pardonnez-moi. Tenez, je ne pense plus à madame de Soulanges.

― Vous mériteriez bien que je vous envoyasse auprès d’elle.

― J’y vais, dit le baron en riant, et je reviendrai plus épris de vous que jamais. Vous verrez que la plus jolie femme du monde ne peut s’emparer d’un cœur qui vous appartient.

― C’est-à-dire que vous voulez gagner le cheval du colonel.

― Ah ! le traître, répondit-il en riant et menaçant du doigt son ami qui souriait.

Le colonel arriva, le baron lui céda la place auprès de la comtesse à laquelle il dit d’un air sardonique : ― Madame, voici un homme qui s’est vanté de pouvoir gagner vos bonnes grâces dans une soirée.

Il s’applaudit en s’éloignant d’avoir révolté l’amour-propre de la comtesse et desservi Montcornet ; mais, malgré sa finesse habituelle, il n’avait pas deviné l’ironie dont étaient empreints les propos de madame de Vaudremont, et ne s’aperçut point qu’elle avait fait autant de pas vers son ami que son ami vers elle, quoiqu’à l’insu l’un de l’autre. Au moment où le maître des requêtes s’approchait en papillonnant du candélabre sous lequel la comtesse de Soulanges, pâle et craintive, semblait ne vivre que des yeux, son mari arriva près de la porte du salon en montrant des yeux étincelants de passion. La vieille duchesse, attentive à tout, s’élança vers son neveu, lui demanda son bras et sa voiture pour sortir, en prétextant un ennui mortel et se flattant de prévenir ainsi un éclat fâcheux. Elle fit, avant de partir, un singulier signe d’intelligence à sa nièce, en lui désignant l’entreprenant cavalier qui se préparait à lui parler, et ce signe semblait lui dire : ― Le voici, venge-toi.

Madame de Vaudremont surprit le regard de la tante et de la nièce, une lueur soudaine illumina son âme, elle craignit d’être la dupe de cette vieille dame si savante et si rusée en intrigue. ― Cette perfide duchesse, se dit-elle, aura peut-être trouvé plaisant de me faire de la morale en me jouant quelque méchant tour de sa façon.

À cette pensée, l’amour-propre de madame de Vaudremont fut peut-être encore plus fortement intéressé que sa curiosité à démêler le fil de cette intrigue. La préoccupation intérieure à laquelle elle fut en proie ne la laissa pas maîtresse d’elle-même. Le colonel, interprétant à son avantage la gêne répandue dans les discours et les manières de la comtesse, n’en devint que plus ardent et plus pressant. Les vieux diplomates blasés, qui s’amusaient à observer le jeu des physionomies, n’avaient jamais rencontré tant d’intrigues à suivre ou à deviner. Les passions qui agitaient le double couple se diversifiaient à chaque pas dans ces salons animés en se représentant avec d’autres nuances sur d’autres figures. Le spectacle de tant de passions vives, toutes ces querelles d’amour, ces vengeances douces, ces faveurs cruelles, ces regards enflammés, toute cette vie brûlante répandue autour d’eux ne leur faisait sentir que plus vivement leur impuissance. Enfin, le baron avait pu s’asseoir auprès de la comtesse de Soulanges.