Ses yeux erraient à la dérobée sur un cou frais comme la rosée, parfumé comme une fleur des champs. Il admirait de près des beautés qui de loin l’avaient étonné. Il pouvait voir un petit pied bien chaussé, mesurer de l’œil une taille souple et gracieuse. À cette époque, les femmes nouaient la ceinture de leurs robes précisément au-dessous du sein, à l’imitation des statues grecques, mode impitoyable pour les femmes dont le corsage avait quelque défaut. En jetant des regards furtifs sur ce sein, Martial resta ravi de la perfection des formes de la comtesse.

― Vous n’avez pas dansé une seule fois ce soir, madame, dit-il d’une voix douce et flatteuse ; ce n’est pas faute de cavalier, j’imagine ?

― Je ne vais point dans le monde, j’y suis inconnue, répondit avec froideur madame de Soulanges qui n’avait rien compris au regard par lequel sa tante venait de l’inviter à plaire au baron.

Martial fit alors jouer par maintien le beau diamant qui ornait sa main gauche, les feux jetés par la pierre semblèrent jeter une lueur subite dans l’âme de la jeune comtesse qui rougit et regarda le baron avec une expression indéfinissable.

― Aimez-vous la danse, demanda le Provençal, pour essayer de renouer la conversation.

― Oh ! beaucoup, monsieur.

À cette étrange réponse, leurs regards se rencontrèrent. Le jeune homme, surpris de l’accent pénétrant qui réveilla dans son cœur une vague espérance, avait subitement interrogé les yeux de la jeune femme.

― Eh bien, madame, n’est-ce pas une témérité de ma part que de me proposer pour être votre partner à la première contredanse ?

Une confusion naïve rougit les joues blanches de la comtesse.

― Mais, monsieur, j’ai déjà refusé un danseur, un militaire... .

― Serait-ce grand colonel de cavalerie que vous voyez là-bas ?

― Précisément.

― Eh ! c’est mon ami, ne craignez rien. M’accordez-vous la faveur que j’ose espérer ?

― Oui, monsieur.

Cette voix accusait une émotion si neuve et si profonde, que l’âme blasée du maître des requêtes en fut ébranlée. Il se sentit envahi par une timidité de lycéen, perdit son assurance, sa tête méridionale s’enflamma, il voulut parler, ses expressions lui parurent sans grâce, comparées aux reparties spirituelles et fines de madame de Soulanges. Il fut heureux pour lui que la contredanse commençât. Debout près de sa belle danseuse, il se trouva plus à l’aise. Pour beaucoup d’hommes, la danse est une manière d’être ; ils pensent, en déployant les grâces de leur corps, agir plus puissamment que par l’esprit sur le cœur des femmes. Le Provençal voulait sans doute employer en ce moment tous ses moyens de séduction, à en juger par la prétention de tous ses mouvements et de ses gestes. Il avait amené sa conquête au quadrille où les femmes les plus brillantes du salon mettaient une chimérique importance à danser préférablement à tout autre. Pendant que l’orchestre exécutait le prélude de la première figure, le baron éprouvait une incroyable satisfaction d’orgueil, quand, passant en revue les danseuses placées sur les lignes de ce carré redoutable, il s’aperçut que la toilette de madame de Soulanges défiait même celle de madame de Vaudremont qui, par un hasard cherché peut-être, faisait avec le colonel le vis-à-vis du baron et de la dame bleue. Les regards se fixèrent un moment sur madame de Soulanges : un murmure flatteur annonça qu’elle était le sujet de la conversation de chaque partner avec sa danseuse. Les œillades d’envie et d’admiration se croisaient si vivement sur elle, que la jeune femme, honteuse d’un triomphe auquel elle semblait se refuser, baissa modestement les yeux, rougit, et n’en devint que plus charmante. Si elle releva ses blanches paupières, ce fut pour regarder son danseur enivré, comme si elle eût voulu lui reporter la gloire de ces hommages et lui dire qu’elle préférait le sien à tous les autres ; elle mit de l’innocence dans sa coquetterie, ou plutôt elle parut se livrer à la naïve admiration par laquelle commence l’amour avec cette bonne foi qui ne se rencontre que dans de jeunes cœurs. Quand elle dansa, les spectateurs purent facilement croire qu’elle ne déployait ces grâces que pour Martial ; et, quoique modeste et neuve au manége des salons, elle sut, aussi bien que la plus savante coquette, lever à propos les yeux sur lui, les baisser avec une feinte modestie. Quand les lois nouvelles d’une contredanse inventée par le danseur Trénis, et à laquelle il donna son nom, amenèrent Martial devant le colonel : ― J’ai gagné ton cheval, lui dit-il en riant.

― Oui, mais tu as perdu quatre-vingt mille livres de rente, lui répliqua le colonel en lui montrant madame de Vaudremont.

― Et qu’est-ce que cela me fait ! répondit Martial, madame de Soulanges vaut des millions.

À la fin de cette contredanse, plus d’un chuchotement résonnait à plus d’une oreille. Les femmes les moins jolies faisaient de la morale avec leurs danseurs, à propos de la naissante liaison de Martial et de la comtesse de Soulanges. Les plus belles s’étonnaient d’une telle facilité. Les hommes ne concevaient pas le bonheur du petit maître des requêtes auquel ils ne trouvaient rien de bien séduisant. Quelques femmes indulgentes disaient qu’il ne fallait pas se presser de juger la comtesse : les jeunes personnes seraient bien malheureuses si un regard expressif ou quelques pas gracieusement exécutés suffisaient pour compromettre une femme. Martial seul connaissait l’étendue de son bonheur. À la dernière figure quand les dames du quadrille eurent à former le moulinet, ses doigts pressèrent alors ceux de la comtesse, et il crut sentir, à travers la peau fine et parfumée des gants, que les doigts de la jeune femme répondaient à son amoureux appel.

― Madame, lui dit-il au moment où la contredanse se termina, ne retournez pas dans cet odieux coin où vous avez enseveli jusqu’ici votre figure et votre toilette. L’admiration est-elle le seul revenu que vous puissiez tirer des diamants qui parent votre cou si blanc et vos nattes si bien tressées ? Venez faire une promenade dans les salons pour y jouir de la fête et de vous-même.

Madame de Soulanges suivit son séducteur, qui pensait qu’elle lui appartiendrait plus sûrement s’il parvenait à l’afficher. Tous deux, ils firent alors quelques tours à travers les groupes qui encombraient les salons de l’hôtel. La comtesse de Soulanges, inquiète, s’arrêtait un instant avant d’entrer dans chaque salon, et n’y pénétrait qu’après avoir tendu le cou pour jeter un regard sur tous les hommes. Cette peur, qui comblait de joie le petit maître des requêtes, ne semblait calmée que quand il avait dit à sa tremblante compagne : ― Rassurez-vous, il n’y est pas.