Cet
autre sens se forme par le déplacement de l’attention au moyen d’un
apprentissage où l’âme tout entière et le corps participent.
C’est pourquoi dans l’Évangile : « Je vous dis que
ceux-là ont reçu leur salaire. » Il ne faut pas de compensation. C’est le
vide dans la sensibilité qui porte au-delà de la sensibilité.
Poignée de main d’un ami revu après une longue absence. Je
ne remarque même pas si c’est pour le sens du toucher un plaisir ou une douleur :
comme l’aveugle sent directement les objets au bout de son bâton, je sens
directement la présence de l’ami. De même les circonstances de la vie, quelles
qu’elles soient, et Dieu.
Supplier un homme, c’est une tentative désespérée pour faire
passer à force d’intensité son propre système de valeurs dans l’esprit d’un
autre. Supplier Dieu, c’est le contraire : tentative pour faire passer les
valeurs divines dans sa propre âme. Loin de penser le plus intensément qu’on
peut les valeurs auxquelles on est attaché, c’est un vide intérieur.
LE MOI
Nous ne possédons rien au monde – car le hasard peut tout
nous ôter – sinon le pouvoir de dire je. C’est cela qu’il faut donner à Dieu, c’est-à-dire
détruire. Il n’y a absolument aucun autre acte libre qui nous soit permis, sinon
la destruction du je.
Offrande : on ne peut pas offrir autre chose que le je,
et tout ce qu’on nomme offrande n’est pas autre chose qu’une étiquette posée
sur une revanche du je.
Rien au monde ne peut nous enlever le pouvoir de dire je. Rien,
sauf l’extrême malheur. Rien n’est pire que l’extrême malheur qui du dehors
détruit le je, puisque dès lors on ne peut plus le détruire soi-même. Qu’arrive-t-il
à ceux dont le malheur a détruit du dehors le je ? On ne peut se
représenter pour eux que l’anéantissement à la manière de la conception athée
ou matérialiste.
Qu’ils aient perdu je, cela ne veut pas dire qu’ils n’aient
plus d’égoïsme. Au contraire. Certes, cela arrive quelquefois, quand il se
produit un dévouement de chien. Mais d’autres fois l’être est au contraire
réduit à l’égoïsme nu, végétatif. Un égoïsme sans je.
Pour peu qu’on ait commencé le processus de destruction du
je, on peut empêcher qu’aucun malheur fasse du mal. Car le je n’est pas détruit
par la pression extérieure sans une extrême révolte. Si on se refuse cette
révolte par amour pour Dieu, alors la destruction du je ne se produit pas du
dehors, mais du dedans.
Douleur rédemptrice. Quand l’être humain est dans l’état de
perfection, quand par le secours de la grâce, il a complètement détruit en
lui-même le je, si alors il tombe au degré de malheur qui correspondrait pour
lui à la destruction du je par l’extérieur, c’est là la plénitude de la croix. Le
malheur ne peut plus en lui détruire le je, car le je en lui n’existe plus, ayant
entièrement disparu et laissé la place à Dieu. Mais le malheur produit un effet
équivalent, sur le plan de la perfection, à la destruction extérieure du je. Il
produit l’absence de Dieu. « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »
Qu’est-ce que cette absence de Dieu produite par l’extrême
malheur dans l’âme parfaite ? Quelle est cette valeur qui y est attachée
et qu’on nomme douleur rédemptrice ?
La douleur-rédemptrice est ce par quoi le mal a réellement
la plénitude de l’être dans toute la mesure où il peut la recevoir.
Par la douleur rédemptrice, Dieu est présent dans le mal
extrême. Car l’absence de Dieu est le mode de présence divine qui correspond au
mal – l’absence ressentie. Celui qui n’a pas Dieu en lui ne peut pas en
ressentir l’absence.
C’est la pureté, la perfection, la plénitude, l’abîme du mal.
Tandis que l’enfer est un faux abîme (cf. Thibon). L’enfer est superficiel. L’enfer
est du néant qui a la prétention et donne l’illusion d’être.
La destruction purement extérieure du je est douleur quasi
infernale. La destruction extérieure à laquelle l’âme s’associe par amour est
douleur expiatrice. La production d’absence de Dieu dans l’âme complètement vidée
d’elle-même par amour est douleur rédemptrice.
Dans le malheur, l’instinct vital suivit aux attachements
arrachés et s’accroche aveuglément a tout ce qui peut lui servir de support, comme
une plante accroche ses vrilles. La reconnaissance (sinon sous une forme basse),
la justice ne sont pas concevables dans cet état.
1 comment