Esclavage. Il n’y a plus la quantité supplémentaire d’énergie qui sert de support au libre arbitre, au moyen de laquelle l’homme prend de la distance. Le malheur, sous cet aspect, est hideux comme l’est toujours la vie à nu, comme un moignon, comme le grouillement des insectes. La vie sans forme. Survivre est là l’unique attachement. C’est là que commence l’extrême malheur, quand tous les attachements sont remplacés par celui de survivre. L’attachement apparaît là à nu. Sans autre objet que soi-même. Enfer.

C’est par ce mécanisme que rien ne semble plus doux aux malheureux que la vie, alors même que leur vie n’est en rien préférable à la mort.

Dans cette situation, accepter la mort, c’est le détachement total.

Quasi-enfer sur terre. Le déracinement extrême dans le malheur.

L’injustice humaine fabrique généralement non pas des martyrs, mais des quasi-damnés. Les êtres tombés dans le quasi-enfer sont comme l’homme dépouillé et blessé par des voleurs. Ils ont perdu le vêtement du caractère.

La plus grande souffrance qui laisse subsister des racines est encore à une distance infinie du quasi-enfer.

Quand on rend service à des êtres ainsi déracinés et qu’on reçoit en échange des mauvais procédés, de l’ingratitude, de la trahison, on subit simplement une faible part de leur malheur. On a le devoir de s’y exposer, dans une mesure limitée, comme on a le pouvoir de s’exposer au malheur. Quand cela se produit, on doit le supporter comme on supporte le malheur, sans rattacher cela à des personnes déterminées, car cela ne s’y rattache pas. Il y a quelque chose d’impersonnel dans le malheur quasi infernal comme dans la perfection.

Celui chez qui le je est tout à fait mort au contraire, n’est aucunement gêné par l’amour qu’on lui témoigne. Il se laisse faire comme les chiens et les chats qui reçoivent de la nourriture, de la chaleur et des caresses et, comme eux, il est avide d’en recevoir le plus possible. Selon les cas, il s’attache comme un chien ou se laisse faire avec une espèce d’indifférence comme un chat. Il boit sans le moindre scrupule toute l’énergie de quiconque s’occupe de lui.

Pour ceux dont le je est mort, on ne peut rien faire, absolument rien. Mais on ne sait jamais si, chez un être humain déterminé, le je est tout à fait mort ou seulement inanimé. S’il n’est pas tout à fait mort, l’amour peut le ranimer comme par une piqûre, mais seulement l’amour tout à fait pur, sans la moindre trace de condescendance, car la moindre nuance de mépris précipite vers la mort.

Quand le je est blessé du dehors, il a d’abord la révolte la plus extrême, la plus amère, comme un animal qui se débat. Mais dès que le je est à moitié mort, il désire être achevé et se laisse aller à l’évanouissement. Si alors une touche d’amour le réveille, c’est une douleur extrême et qui produit la colère et parfois la haine contre celui qui a provoqué cette douleur. De là, chez les êtres déchus, ces réactions en apparence inexplicables de vengeance contre le bienfaiteur.

Il arrive aussi que chez le bienfaiteur l’amour ne soit pas pur. Alors le je, réveillé par l’amour recevant aussitôt une nouvelle blessure par le mépris, il surgit la haine la plus amère, haine légitime.

Par malheur, toute œuvre charitable risque d’avoir comme clients une majorité de gens sans scrupules ou surtout des êtres dont le je est tué.

Le je est d’autant plus vite tué que celui qui subit le malheur a un caractère plus faible. Plus exactement, le malheur limite, le malheur destructeur du je se situe plus ou moins loin suivant la trempe du caractère, et plus il se situe loin, plus on dit que le caractère est fort.

La situation plus ou moins éloignée de cette limite est probablement un fait de nature comme la facilité pour les mathématiques, et celui qui, n’ayant aucune foi, est fier d’avoir gardé un « bon moral » dans des circonstances difficiles n’a pas plus raison que l’adolescent qui s’enorgueillit d’avoir de la facilité pour les mathématiques. Celui qui croit en Dieu court le danger d’une illusion plus grande encore, à savoir d’attribuer à la grâce ce qui est simplement un effet de nature essentiellement mécanique.

L’angoisse de l’extrême malheur est la destruction extérieure du je. Arnolphe, Phèdre, Lycaon. On a raison de se jeter à genoux, de supplier bassement, quand la mort violente qui va s’abattre doit tuer du dehors le je avant même que la vie soit détruite.

« Niobé aussi aux beaux cheveux a pensé à manger. » Cela est sublime à la manière de l’espace dans les fresques de Giotto.

Une humiliation qui force à renoncer même au désespoir.

Le péché en moi dit « je ».

Je suis tout. Mais ce « je » là est Dieu. Et ce n’est pas un je.

Le mal fait la distinction, empêche que Dieu soit équivalent à tout.

C’est ma misère qui fait que je suis je. C’est la misère de l’univers qui fait que, en un sens, Dieu est je (c’est-à-dire une personne).

Les Pharisiens étaient des gens qui comptaient sur leur propre force pour être vertueux.

L’humilité consiste à savoir qu’en ce qu’on nomme « je » il n’y a aucune source d’énergie qui permette de s’élever.

Tout ce qui est précieux en moi, sans exception, vient d’ailleurs que de moi, non pas comme don, mais comme prêt qui doit être sans cesse renouvelé. Tout ce qui est en moi, sans exception, est absolument sans valeur ; et, parmi les dons venus d’ailleurs, tout ce que je m’approprie devient aussitôt sans valeur.

La joie parfaite exclut le sentiment même de joie, car dans l’âme emplie par l’objet, nul coin n’est disponible pour dire « je ».

On n’imagine pas de telles joies quand elles sont absentes, ainsi le stimulant manque pour les chercher.

Décréation : faire passer du créé dans l’incréé.

Destruction : faire passer du créé dans le néant.