Le moindre bruit, le moindre pas derrière elle, chaque ombre qui passait, mettait ses nerfs à rude épreuve ; elle ne pouvait vraiment respirer qu’en voiture ou chez des amis.

Un monsieur la salua. Levant les yeux, elle reconnut un ancien ami de sa famille, un barbu grisonnant, aimable et bavard, que d’ordinaire elle préférait éviter parce qu’il avait coutume d’importuner les gens pendant des heures avec ses petits problèmes de santé, sans doute imaginaires. Mais elle regrettait maintenant de s’être bornée à répondre à son salut sans avoir cherché sa compagnie, car être avec une connaissance l’eût protégée, empêchant l’extorqueuse de l’aborder soudain. Elle hésita, puis voulut retourner sur ses pas, quand elle eut l’impression que quelqu’un derrière elle cherchait à la rattraper à grands pas, et d’instinct, sans réfléchir, elle repartit de plus belle. Mais avec son intuition cruellement aiguisée par la peur, elle avait comme le sentiment que dans son dos, l’autre se rapprochait en accélérant l’allure, et elle courut de plus en plus vite, tout en sachant qu’elle ne pourrait finalement pas échapper à cette poursuite. Ses épaules se mirent à trembler à la pensée que, dans un instant – elle sentait les pas se rapprocher de plus en plus –, une main se poserait sur elle, et plus elle voulait accélérer sa course, plus ses jambes s’alourdissaient. Elle sentait maintenant le poursuivant tout près ; « Irène ! » appela alors, par-derrière, doucement mais avec insistance, une voix qu’elle ne reconnut pas tout de suite, mais qui n’était pas la voix redoutée, celle de l’odieuse messagère du malheur. Elle se retourna, avec un soupir de soulagement : c’était son amant, qui faillit tomber tant elle s’était arrêtée brusquement. Il avait le visage blême, décomposé, donnant tous les signes de l’émotion, et bientôt de la honte, à présent qu’elle le regardait stupéfaite. D’un geste hésitant, il leva la main pour la saluer, mais voyant qu’elle n’avançait pas la sienne, il la laissa retomber. Une ou deux secondes, elle resta là à le dévisager, s’attendant si peu à le rencontrer. Lui justement, qu’elle avait oublié durant tous ces jours d’angoisse. Mais maintenant, face à ce visage blême et interrogateur, en voyant de près cette expression vide que le désarroi met toujours dans le regard, elle sentit soudain son sang bouillir de colère. Ses lèvres tremblaient, s’efforçaient de parler, et l’émotion était si visible sur ses traits qu’effrayé, il ne fit que balbutier son nom : « Irène, qu’as-tu ? » Et lorsqu’il vit son mouvement d’impatience, il ajouta sur un ton immédiatement soumis : « Mais que t’ai-je donc fait ? »

Elle le regarda, parvenant mal à dominer sa colère. « Ce que vous m’avez fait ? » s’exclama-t-elle en ricanant. « Rien ! Rien du tout ! Que du bien ! Que des choses agréables… »

Il avait un regard ahuri et il restait bouche bée, ce qui lui donnait un air encore plus stupide et ridicule. « Mais Irène… Irène !

– Ne faites pas de scandale ! – lui ordonna-t-elle sèchement. – Et ne me jouez pas la comédie ! Elle est sûrement encore tout près d’ici à me guetter, votre belle amie, prête à m’agresser une nouvelle fois…

– Qui… mais qui ? »

Elle avait une forte envie de lui donner un coup de poing dans la figure, cette figure figée dans une niaiserie qui la rendait méconnaissable. Elle sentait déjà sa main se crisper sur son parapluie. Elle n’avait jamais tant méprisé, tant haï quelqu’un.

« Mais Irène… Irène », balbutiait-il, de plus en plus bouleversé. « Que t’ai-je donc fait ?… Tout d’un coup tu ne viens plus… Je t’attends jour et nuit… Aujourd’hui je suis resté toute la journée devant chez toi à attendre de pouvoir te parler une minute.

– Tu attends… tiens… toi aussi. » La colère la rendait folle, elle le sentait. Ah, le frapper à la figure, comme cela ferait du bien ! Mais elle se retint, le regarda encore une fois avec un violent dégoût, semblant se demander si elle n’allait pas l’insulter, lui cracher au visage toute sa rage accumulée ; brusquement, elle tourna les talons et s’enfonça dans la foule sans plus le regarder. Il resta planté là, avec la main qui implorait encore, désemparé et frissonnant, puis il fut pris dans le mouvement de la rue qui l’entraîna comme le courant une feuille tombée, qui vacille, résiste et tourbillonne, mais finit par se laisser emporter à la dérive.

 

[Que cet homme ait pu être un jour son amant lui sembla soudain parfaitement irréel et absurde. Elle ne se souvenait de rien, ni de là couleur de ses yeux, ni de la forme de son visage. Son corps avait complètement oublié ses caresses, et, des paroles qu’il avait prononcées, seul résonnait encore en elle ce « Mais, Irène ! », cette plainte de mauviette servile bredouillant son désespoir. Bien qu’il fût la cause de son malheur, elle n’avait pas pensé à lui une seule fois tous ces derniers jours, pas même dans ses rêves. Il n’était rien dans sa vie, pas une tentation, et à peine un souvenir. Elle n’arrivait plus à concevoir comment il avait pu poser ses lèvres sur sa bouche, et elle se sentait la force de jurer qu’elle ne lui avait jamais appartenu. Qu’est-ce qui l’avait poussée dans ses bras ? Quelle épouvantable folie l’avait précipitée dans une aventure que son propre cœur ne comprenait plus, et ses sens à peine ? Elle n’en savait plus rien : tout ce qui s’était passé lui semblait étranger, et elle se voyait elle-même comme une étrangère.

Mais tout le reste n’avait-il pas changé aussi pendant ces six jours, pendant cette semaine d’épouvante ? Tel un acide, la peur qui la rongeait avait décomposé sa vie en ses différents éléments. Tout à coup les choses avaient un autre poids, les valeurs n’étaient plus les mêmes et les rapports s’embrouillaient.