Il lui semblait n’avoir jusqu’ici avancé dans sa vie qu’à tâtons, dans un état quasi-crépusculaire, les yeux mi-clos. Et voilà que soudain tout s’éclairait de l’intérieur et devenait lumineux, d’une clarté terriblement belle. Tout près d’elle, à portée de la main, se trouvaient des choses auxquelles elle ne s’était jamais intéressée et dont elle comprenait brusquement qu’elles représentaient sa véritable vie ; et à l’inverse, ce qui lui avait semblé important s’évanouissait en fumée. Jusqu’ici, elle avait eu une vie sociale intense, au milieu du bruit et des bavardages des gens qui ont de la fortune, et de fait, n’avait vécu que pour cela ; mais maintenant qu’elle était restée enfermée pendant une semaine dans sa propre maison comme dans un cachot, cela ne lui manquait en rien, et elle n’éprouvait au contraire que dégoût pour tous ceux qui n’ont rien à faire et qui s’agitent dans le vide. Malgré elle, ce premier sentiment fort qu’elle éprouvait, lui permit de découvrir combien ses goûts jusqu’ici avaient été futiles, et qu’elle avait commis l’immense erreur de ne pas exprimer son amour par des actes. Considérant son passé, elle vit un abîme. En huit ans de mariage, dans l’illusion d’un bonheur trop modéré, elle ne s’était jamais rapprochée de son mari, restant étrangère à ce qu’il était vraiment, autant qu’à ses propres enfants. Entre elle et eux, il y avait des gens à gages. Des gouvernantes et des domestiques pour la libérer de tous ces menus soucis qui – maintenant qu’elle avait vu de plus près comment vivaient ses enfants – commençaient à lui apparaître plus attirants que les brûlants regards des hommes et plus enivrants qu’une étreinte. Sa vie en fut peu à peu transformée et prit un sens nouveau : des rapports s’établirent entre toutes choses, tout prit soudain pour elle un visage à la fois grave et profond. Depuis qu’elle connaissait le danger et avait éprouvé grâce à lui un véritable sentiment, elle commençait à se sentir des affinités avec tout, et même avec ce qui lui était le plus étranger. Elle se retrouvait en toute chose, et le monde, jadis transparent comme le verre, devint tout à coup un miroir à l’endroit obscur où elle faisait une ombre. Où que se portât son regard, son attention, c’était soudain réel.
Elle était assise près de ses enfants. Mademoiselle leur lisait un conte parlant d’une princesse qui avait le droit de visiter toutes les pièces de son palais, sauf une, celle que l’on avait fermée avec une clef d’argent ; mais elle l’ouvrait quand même, et c’était sa perte. N’était-ce pas là son propre destin ? N’avait-elle pas été, elle aussi, fascinée seulement par l’interdit et précipitée dans le malheur ? Ce petit conte qu’elle aurait trouvé simplet et ridicule il y a encore une semaine, lui semblait renfermer une profonde sagesse. Elle lut dans le journal l’histoire d’un officier qui, victime d’un chantage, était devenu un traître. Elle eut un frisson et comprit. Ne ferait-elle pas l’impossible, elle aussi, pour se procurer de l’argent, acheter quelques jours de tranquillité, un semblant de bonheur ? La moindre ligne qui parlât de suicide, de crime, de désespoir devenait pour elle du vécu. Tout lui parlait d’elle-même, l’être fatigué de la vie, le désespéré, la servante séduite ou l’enfant abandonné, tout lui était comme son propre sort. Soudain elle sentit toute la richesse de la vie, elle sut qu’il n’y aurait plus dans le cours de sa destinée une seule minute qui n’eût son prix ; et c’est seulement maintenant où tout déclinait qu’elle entrevoyait un commencement. Et cette intimité merveilleuse avec le vaste monde, était-ce cette bonne femme dépravée qui aurait le pouvoir, à elle seule, de la détruire de ses mains brutales ? Était-ce à cause de cette seule faute que toutes les choses grandes et belles dont elle se sentait capable pour la première fois allaient être réduites à néant ?
Et pourquoi – elle luttait aveuglément contre une fatalité que, sans se le dire, elle considérait comme justifiée –, pourquoi fallait-il que ce soit elle qui subisse un châtiment aussi épouvantable pour une faute aussi minime ? Elle connaissait tant de femmes coquettes, effrontées et libertines qui allaient jusqu’à entretenir des amants et se rire dans leurs bras de leur propre mari, des femmes qui vivaient dans le mensonge comme dans leur milieu naturel, et que la dissimulation rendait plus belles, la persécution plus fortes, le danger plus astucieuses, tandis qu’elle s’effondrait sans force à la première angoisse, à la première faute.
Mais était-elle vraiment coupable ? En son for intérieur, elle sentait que cet homme, cet amant, lui était étranger, et qu’elle ne lui avait jamais rien sacrifié de sa véritable vie. Elle n’avait rien reçu de lui, et ne lui avait rien donné d’elle. Toutes ces choses passées et oubliées, ce n’était pas son crime à elle mais celui d’une autre femme qu’elle ne comprenait pas et dont elle ne parvenait même plus à se souvenir. Avait-on le droit de punir un crime que le temps avait déjà permis d’expier ?
Soudain, elle eut peur. Elle sentit que cette pensée n’était plus du tout la sienne. Mais qui avait dit cela ? Quelqu’un de son entourage, récemment, juste quelques jours auparavant. Elle réfléchit, et son effroi ne fut pas moindre quand elle s’avisa que c’était son propre mari qui avait fait naître cette idée en elle. Il était rentré d’un procès, pâle et nerveux, et il avait dit brusquement, lui si peu loquace d’habitude, s’adressant à elle et à quelques amis qui se trouvaient là : « Aujourd’hui, on a condamné un innocent. » Pressé de questions par tous, il avait raconté, encore bouleversé, que l’on venait de punir un voleur pour une escroquerie qu’il avait commise trois ans auparavant ; c’était à son avis une injustice, car au bout de trois ans ce crime n’était plus le sien. On punissait un autre homme, et en plus on le punissait deux fois parce qu’il avait déjà passé trois ans dans le cachot de sa propre peur, dans l’inquiétude permanente que sa culpabilité ne fût prouvée.
Horrifiée, elle se souvint de l’avoir alors contredit. Elle qui connaissait si peu la vie, elle avait toujours perçu un malfaiteur comme un être qui menaçait le confort bourgeois et qu’il fallait à tout prix éliminer.
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