Quelque chose grandissait en elle, une force nouvelle, la force de vivre et la force de mourir.

 

La certitude enfin acquise que le dénouement était proche commença à répandre en elle une sérénité inattendue. Comme par miracle, la nervosité laissa la place à une sage réflexion, la peur à un sentiment inconnu d’elle, une paix cristalline qui lui fit voir soudain les choses de sa vie en transparence et avec leur véritable valeur. Elle évalua sa vie et s’aperçut qu’elle pesait encore son poids ; s’il lui était permis de la conserver et de l’enrichir de la signification nouvelle et plus noble que lui avaient révélée ces journées d’angoisse, si elle pouvait recommencer une vie sans tache, paisible, exempte de mensonge, alors elle se sentait prête. Mais pour traîner une vie de femme divorcée, adultère, salie par le scandale, elle était trop lasse ; trop lasse aussi pour continuer ce jeu dangereux consistant à s’acheter de la tranquillité et à se la voir accorder pour peu de temps. La résistance, elle le sentait, n’était plus envisageable, la fin approchait, elle risquait d’être trahie par son mari, ses enfants, par tout ce qui l’entourait, et aussi par elle-même. La fuite était impossible devant un adversaire qui semblait être partout à la fois. Et l’aveu, ce recours assuré, lui était inaccessible, elle le savait maintenant. Une seule voie restait libre, mais celle-là sans retour.

[La vie était encore pleine d’attraits. C’était une de ces journées de pur printemps, comme il en éclate parfois au plein cœur de l’hiver : une journée avec un ciel bleuissant à l’infini, dont l’ample élévation donnait l’impression que l’on pouvait enfin respirer après toutes les journées enténébrées de l’hiver.

Les enfants accoururent, portant pour la première fois de l’année des vêtements de couleur claire, et elle dut faire un effort pour ne pas répondre à leur joyeuse exubérance par des larmes. Dès que se fut dissipé en elle l’écho douloureux de ces rires d’enfants, elle entreprit d’exécuter résolument ses projets. Elle avait d’abord l’intention de récupérer sa bague, car, quel que fût le sort qui l’attendait, aucun soupçon ne devait entacher sa mémoire, ni personne avoir aucune preuve patente de sa culpabilité. Personne, surtout pas les enfants, ne devait jamais soupçonner le terrible secret qui l’avait arrachée à eux ; cela devrait apparaître comme un hasard, sans que personne en fût responsable.

Elle se rendit d’abord au mont-de-piété afin d’y engager un bijou de famille qu’elle ne portait presque jamais et de se procurer ainsi une somme suffisante pour pouvoir éventuellement racheter à cette femme la bague qui la trahissait. Elle se sentit plus assurée dès qu’elle eut cet argent en poche et poursuivit son chemin au hasard, espérant en son for intérieur ce qu’elle redoutait le plus, la veille encore : rencontrer l’extorqueuse.

L’air était doux, avec une touche de soleil au-dessus des maisons. La force impétueuse du vent qui pourchassait les nuages blancs dans le ciel semblait s’être communiquée quelque peu à l’allure des gens, qui marchaient avec plus d’allant et de légèreté que pendant toutes les journées lugubres et crépusculaires de l’hiver. Elle avait l’impression d’en ressentir elle-même quelque chose. La pensée de la mort, qu’elle avait saisie la veille, comme au vol, et qu’elle avait conservée dans sa main tremblante, prit soudain des proportions monstrueuses, échappant à son entendement. Était-il donc possible qu’un mot d’une horrible mégère détruisît tout cela : ces maisons aux façades étincelantes, ces voitures filant à toute allure, ces gens qui riaient et ce bourdonnement du sang dans ses veines ? Un mot aurait-il le pouvoir d’éteindre la flamme infinie que le monde entier faisait jaillir dans son cœur palpitant ?

Elle n’arrêtait pas de marcher, mais cette fois sans baisser les yeux : tous les sens en éveil, et comme remplie du désir avide de découvrir enfin celle que depuis longtemps elle cherchait. C’était maintenant le gibier qui pistait le chasseur ; et comme un animal traqué, en position de faiblesse, sentant qu’il ne peut plus échapper, fait brusquement demi-tour avec l’énergie du désespoir pour attaquer le poursuivant de front, son souhait le plus ardent maintenant était de se retrouver face à face avec sa persécutrice et de se battre avec cette force suprême que l’instinct de vie donne aux désespérés.

Elle restait sciemment à proximité de chez elle, car c’était là que l’extorqueuse la guettait d’habitude ; à un moment, elle traversa même la rue en toute hâte parce que les habits d’une passante lui rappelaient celle qu’elle cherchait. Il y avait longtemps qu’elle ne luttait plus pour la bague, qui de toute façon ne permettait qu’un sursis et non une délivrance ; ce qu’elle appelait au contraire de tous ses vœux, c’était cette rencontre, comme un signe du destin renvoyant à une instance supérieure qui décidait de la vie et de la mort, alors que recouvrer la bague lui semblait relever de sa propre décision. Mais nulle part la femme n’était visible. Elle avait disparu dans le dédale inextricable de l’immense cité, comme un rat dans son trou. Déçue, mais n’ayant pas encore perdu espoir, elle rentra chez elle à midi et reprit aussitôt après le déjeuner ses vaines recherches. Elle se remit à parcourir les rues, et comme elle ne la trouvait nulle part, la terreur qu’elle avait presque oubliée, resurgit en elle. Ce n’était plus ni cette femme ni la bague qui l’inquiétait, mais le terrifiant mystère de toutes ces rencontres et que la raison ne pouvait plus entièrement comprendre. Comme par magie, cette femme avait découvert son nom et son adresse, connaissait toutes ses habitudes et son train de maison ; elle était toujours arrivée au moment le plus effrayant et le plus risqué, et maintenant qu’elle était si attendue, elle avait d’un seul coup disparu. Elle devait être quelque part dans cette énorme agitation, tout près quand elle le voulait, et au contraire inaccessible dès qu’on désirait la voir ; cette menace aux contours imprécis, cette présence fuyante de l’extorqueuse qui assiégeait sa vie sans se laisser saisir, épuisaient les dernières forces d’Irène et la livraient sans ressource à une angoisse de plus en plus mystique. On aurait dit que des puissances maléfiques s’étaient conjurées pour la perdre tant cette accumulation insensée de hasards hostiles semblait se rire de sa faiblesse. Et, nerveuse, d’un pas fiévreux, elle parcourait toujours la même rue. Comme une fille ! se dit-elle. Mais l’autre restait invisible.