Seule l’obscurité vint étendre son ombre menaçante ; en cette brève soirée de printemps, la couleur claire du ciel devint sale et sinistre, et la nuit tomba rapidement. Des lumières s’allumèrent dans les rues, la marée des passants reflua encore plus rapidement dans les maisons, et toute vie parut s’abolir, entraînée par ce courant sombre. Irène continua quelque temps à faire les cent pas, épia encore une fois toute la rue dans un ultime espoir, puis s’en retourna vers sa maison. Elle avait froid.

Lasse, elle monta l’escalier. Elle entendit qu’on mettait les enfants au lit dans la pièce voisine, mais elle évita d’aller leur dire bonsoir, de les quitter pour une nuit avec la pensée de la nuit éternelle. Et d’ailleurs, à quoi bon les voir maintenant ? Pour goûter un bonheur parfait dans leurs baisers impétueux et l’amour dans leurs visages lumineux ? À quoi bon se torturer avec une joie qui n’était déjà plus pour elle ? Elle serra les dents : non, elle ne voulait plus rien goûter de la vie, rien de ses côtés agréables et riants qui la retenaient par tant de souvenirs, car c’étaient autant de liens qu’il lui faudrait demain rompre d’un seul coup. Elle ne voulait penser qu’à ses aspects écœurants, ignobles, vulgaires, à son malheur, à l’extorqueuse, au scandale, à tout ce qui la chassait, la poussait vers l’abîme.

Le retour de son mari interrompit cette méditation sombre et solitaire. Avec gentillesse, pour engager une conversation chaleureuse, il essaya de se rapprocher d’elle en parlant et lui posa beaucoup de questions. Elle crut déceler une certaine nervosité dans cette sollicitude soudain si vive, mais le souvenir de leurs paroles de la veille la rendait rétive à toute conversation. Une espèce de peur l’empêchait de se laisser lier par l’amour ou retenir par la sympathie. Vaguement inquiet, il semblait sentir sa résistance. Elle, de son côté, craignait que dans son inquiétude il ne cherchât encore à se rapprocher d’elle, et elle lui souhaita très tôt le bonsoir. « À demain », répondit-il. Puis elle quitta la pièce.

Demain : comme c’était proche, et infiniment loin ! Cette nuit sans sommeil lui paraissait horriblement obscure et démesurée. Peu à peu, les bruits de la rue se firent plus rares ; d’après les reflets dans la chambre, elle comprit que dehors les lumières s’éteignaient. Parfois, elle avait l’impression de percevoir tout près des respirations venant des autres chambres, la vie de ses enfants, de son mari, de l’univers tout entier, proche et pourtant si lointain, presque évanoui déjà ; et en même temps, un silence incroyable qui ne semblait pas venir de la nature, du monde alentour, mais d’elle-même, d’une source qui bruissait mystérieusement. Elle se sentait comme enfermée dans un cercueil, à l’infini dans le silence, avec l’obscurité de ciels invisibles sur sa poitrine. Parfois, dans cette obscurité, l’horloge comptait tout haut les heures, puis la nuit devenait noire et sans vie ; mais pour la première fois elle crut comprendre le sens de cette obscurité insondable et vide. Maintenant, elle ne pensait plus à la séparation ni à la mort ; elle réfléchissait seulement à la manière d’y trouver refuge le plus discrètement possible afin de s’épargner à elle-même et à ses enfants la honte du scandale. Elle réfléchit à tous les moyens dont elle savait qu’ils conduisaient à la mort, passa en revue toutes les possibilités de se supprimer jusqu’au moment où, avec un mélange de frayeur et de joie, elle se rappela soudain que lors d’une douloureuse maladie provoquant des insomnies, le médecin lui avait prescrit de la morphine ; à chaque fois, elle avait pris quelques gouttes de ce poison doux-amer, dans le petit flacon dont le contenu, comme on le lui avait dit, était suffisant pour que l’on s’éteignît doucement. Oh, ne plus être traquée, pouvoir reposer, reposer jusqu’à la fin des temps, ne plus sentir la peur marteler son cœur ! Dans son insomnie, l’idée de s’éteindre peu à peu la séduisait infiniment ; déjà il lui semblait avoir ce goût de fiel sur les lèvres, et elle se sentait sombrer dans un doux délire. Elle se redressa d’un bond et alluma la lumière. Le flacon qu’elle ne tarda pas à trouver n’était plus qu’à moitié plein, et elle craignit que cela ne suffît pas. Elle fouilla fébrilement dans tous ses tiroirs avant de tomber sur l’ordonnance qui lui permettait d’en faire préparer une plus grande quantité. Elle la plia en souriant, comme un précieux billet de banque : elle tenait désormais sa mort dans la main. Prise d’un frisson glacé, mais rassurée, elle allait se recoucher quand, passant devant le miroir éclairé, elle se vit soudain dans ce cadre sombre surgir en face d’elle-même, fantomatique, blême, les yeux creusés, et enveloppée dans sa chemise de nuit blanche comme dans un linceul. L’horreur la saisit, elle éteignit la lumière, se réfugia en grelottant dans le lit qu’elle avait abandonné, et resta éveillée jusqu’au lever du jour.]

 

Dans la matinée, elle brûla ses lettres, mit en ordre toutes sortes de petites choses, mais elle évita autant que possible de voir ses enfants, comme du reste tout ce qui lui était cher. Désormais, son seul désir était d’empêcher la vie, avec ses joies et ses séductions, de s’agripper à elle, et de lui rendre encore plus difficile, en la faisant hésiter inutilement, la décision qu’elle avait prise. Puis elle sortit dans la rue encore une fois, une dernière fois, pour tenter le destin et rencontrer l’extorqueuse. De nouveau, elle parcourut inlassablement les rues, mais sans la même exaltation.