Mais elle était trop fatiguée pour penser encore, trop fatiguée pour rien voir. Elle descendit l’escalier les yeux fermés, comme un condamné marche à l’échafaud.

 

La rue était sombre quand elle sortit. Une pensée lui traversa l’esprit : peut-être m’attend-elle là-bas, peut-être vais-je être sauvée au dernier moment. Il lui sembla qu’elle devrait joindre les mains et prier Dieu, ce Dieu oublié. Oh, pouvoir acheter encore juste quelques mois de répit, ces quelques mois jusqu’à l’été, et vivre alors là-bas, en paix, hors d’atteinte pour l’extorqueuse, au milieu des prairies et des champs, juste un été [, mais si intense, si plein, qu’il compterait plus que toute une existence] ! Elle scruta avidement la rue déjà sombre. De l’autre côté, sous une porte cochère, elle pensa voir une silhouette à l’affût, mais comme elle approchait, celle-ci disparut en s’enfonçant sous le porche. Un instant, elle crut constater une ressemblance avec son mari. Pour la deuxième fois ce jour-là, elle éprouva cette peur de sentir soudain dans la rue sa présence et son regard. Elle ralentit pour en avoir le cœur net. Mais la silhouette avait disparu dans l’ombre. Elle continua, inquiète, avec une curieuse sensation de raideur dans la nuque, comme si derrière elle un regard la brûlait. Elle se retourna encore une fois, mais il n’y avait personne.

La pharmacie n’était pas loin. Elle y entra avec un léger frisson. L’apothicaire prit l’ordonnance et commença la préparation. Durant cette minute, Irène vit tout : la balance étincelante, les poids minuscules, les petites étiquettes, et en haut des armoires l’alignement des essences avec leurs noms étranges, en latin, que ses regards déchiffraient machinalement. Elle entendait le tic-tac de la pendule, sentait ce parfum particulier, l’odeur grasse et douceâtre des médicaments, et elle se rappela soudain que dans son enfance, elle demandait toujours à sa mère, comme une faveur, de la charger des commissions à la pharmacie parce qu’elle aimait cette odeur et le spectacle étrange de tous ces pots qui brillaient. Horrifiée, elle se souvint alors qu’elle avait négligé de faire ses adieux à sa mère, et elle eut terriblement pitié de la pauvre femme. Comme elle allait s’affoler, pensa-t-elle horrifiée ; mais déjà l’apothicaire comptait les gouttes claires qu’il transvasait d’un bocal ventru dans une fiole bleue. Le regard fixe, elle voyait la mort passer d’un récipient dans l’autre ; bientôt elle coulerait dans ses veines, et une sensation de froid s’infiltra dans tous ses membres. Hébétée, comme hypnotisée, elle fixait des yeux ces doigts qui enfonçaient à présent le bouchon dans le flacon plein et collaient une bande de papier autour du dangereux renflement. Tous ses sens étaient fascinés et paralysés par l’atroce pensée.

« Deux couronnes, s’il vous plaît », dit l’apothicaire. Elle sortit de son hébétement et jeta autour d’elle un regard absent. Puis elle fouilla machinalement dans son sac pour prendre l’argent. Elle était encore comme dans un rêve : elle regarda les pièces sans les reconnaître tout de suite, et cela lui prit du temps de les compter.

À cet instant, elle sentit que son bras était vivement repoussé sur le côté, et elle entendit des pièces tinter dans la coupelle de verre. Une main s’avança à côté d’elle et s’empara de la fiole.

Machinalement, elle se retourna. Et son regard se figea. C’était son mari qui était là, crispé, les lèvres serrées. Son visage était livide et sur son front luisaient des gouttes de sueur.

Elle faillit s’évanouir et dut se cramponner au comptoir. D’un seul coup elle comprit que c’était lui qu’elle avait vu dans la rue et qui l’avait guettée l’instant d’avant, sous la porte cochère ; quelque chose lui avait déjà fait pressentir là-bas que c’était lui, et le lui rappela confusément en cette seconde.

« Viens », dit-il d’une voix sourde et étranglée. Elle le regarda fixement, et en son for intérieur, dans une sphère très obscure et profonde de sa conscience, elle s’étonna de lui obéir.