Ce frisson d’aventure était un élément inhabituel dans son existence protégée, et par jeu elle avait envie de l’éprouver à nouveau ; c’était une sensation merveilleuse, qui mettait ses nerfs sous tension en électrisant toute sa chair.]
Une angoisse passagère la saisit, juste une seconde, au moment où elle sortit dans la rue, un frisson nerveux dont elle fut toute transie, comme lorsqu’on trempe le bout du pied dans l’eau, pour voir, avant de se lancer dans les vagues. Mais ce froid ne la parcourut qu’une seconde, une étrange joie de vivre l’envahit d’un seul coup, l’envie de marcher d’un pas vif, léger et souple, avec une vigueur et une noblesse qu’elle ne se connaissait pas. Elle regrettait presque que le salon de thé fût si proche, car une volonté inconnue la poussait à conserver cette allure, sous le charme magnétique et mystérieux de l’aventure. Mais elle n’avait qu’une heure à consacrer à cette entrevue, et elle eut instinctivement l’agréable certitude que son amant l’attendait déjà. Lorsqu’elle entra, il était assis dans un coin et se leva d’un bond, avec une précipitation qu’elle trouva agréable et gênante à la fois. Elle dut lui demander de baisser la voix, tant il était emporté par le bouillonnant tumulte de ses émotions et la submergeait d’un flot de questions et de reproches. Sans évoquer du tout pour quelle véritable raison elle n’était plus revenue, elle se contenta d’allusions dont l’imprécision enflamma encore davantage le jeune homme. Elle demeura cette fois inaccessible à ses demandes et fut même avare de promesses, car elle sentait combien ce retrait, ce refus mystérieux et soudain aiguisait son désir… Et lorsqu’au bout d’une demi-heure de conversation passionnée elle le quitta, sans lui avoir accordé ni même promis la moindre tendresse, elle sentit en elle un feu très étrange, comme elle n’en avait connu que jeune fille. Il lui semblait qu’une petite flamme pétillante rougeoyait au plus profond d’elle-même, n’attendant que le vent qui viendrait fouetter ce feu pour l’embraser des pieds à la tête. Elle saisissait au passage chacun des regards que lui décochait la rue, et le succès inattendu qu’elle avait auprès des hommes la rendit si curieuse de voir son visage qu’elle s’arrêta soudain devant le miroir à la vitrine d’un fleuriste pour admirer sa propre beauté, dans un cadre de roses rouges et de violettes scintillantes de rosée. [Rayonnante, elle se contempla, jeune et gracieuse ; des lèvres entrouvertes et sensuelles, là-bas, lui renvoyaient un sourire satisfait, et lorsqu’elle repartit, elle eut l’impression d’avoir des ailes. Un désir de libération physique, de danser ou de s’enivrer, faisait perdre à sa démarche sa régularité habituelle. Passant vivement devant la Michaeler Kirche, elle fut contrariée d’entendre sonner l’heure qui la rappelait chez elle, dans son univers étroit et bien ordonné.] Depuis son adolescence, elle ne s’était jamais sentie aussi légère, aussi réceptive à toutes les sensations ; ni les premiers jours de sa vie conjugale, ni les étreintes de son amant n’avaient électrisé son corps de la sorte, et l’idée qu’elle allait maintenant gaspiller dans une vie trop réglée cette extraordinaire légèreté, cette suave griserie de ses sens, lui fut insupportable. Sans entrain, elle continua son chemin. Arrivée devant chez elle, elle s’arrêta une nouvelle fois, hésitante, pour respirer encore à pleins poumons cette atmosphère ardente, cette heure troublante, pour sentir refluer jusqu’au fond de son cœur la dernière vague de l’aventure.
Alors quelqu’un lui toucha l’épaule. Elle se retourna. « Mais… mais que voulez-vous donc encore ? » bredouilla-t-elle, horrifiée, en apercevant brusquement le visage détesté. Et sa frayeur redoubla de s’entendre prononcer ces funestes paroles. Elle s’était pourtant promis de ne pas reconnaître cette femme si elle venait un jour à la rencontrer à nouveau, de tout nier, de tenir tête à cette extorqueuse… Maintenant, il était trop tard.
« Je vous attends ici depuis une demi-heure déjà, madame Wagner ! »
Irène tressaillit en entendant son nom. L’autre savait comment elle s’appelait, où elle habitait. Maintenant tout était perdu, il n’y avait plus de salut, elle était à sa merci. [Des paroles se pressaient sur ses lèvres, ces paroles soigneusement pesées et calculées, mais sa langue était paralysée et n’avait pas la force d’émettre le moindre son.]
« Il y a déjà une demi-heure que j’attends, madame Wagner ! »
Sur un ton de reproche et de menace, la femme répéta ses paroles.
« Que voulez-vous… Que voulez-vous donc de moi ?
– Vous le savez bien, madame Wagner – Irène frémit à nouveau en entendant son nom – « Vous savez parfaitement pourquoi je suis là.
– Je ne l’ai plus jamais revu… maintenant laissez-moi… je ne le verrai plus… plus jamais… »
La femme attendit tranquillement que l’émotion empêchât Irène de continuer. Puis elle lui dit sèchement, comme à un subalterne :
« Ne mentez pas ! J’vous ai suivie jusqu’au salon de thé », et lorsqu’elle vit qu’Irène avait un mouvement de recul, elle ajouta, railleuse : « C’est que j’n’ai rien à faire… m’ont renvoyée du magasin ! Parce qu’il n’y a plus de travail, comme ils disent, et puis qu’les temps sont durs. Alors ma foi, on en profite, voilà, et on va aussi s’balader un peu… tout comme les honnêtes femmes ! »
Elle dit cela avec une froide méchanceté qui frappa Irène au cœur. Elle se sentait désarmée devant la sauvage brutalité de cette impudence, et l’idée angoissante que l’autre pût à nouveau élever la voix ou que son mari vînt à passer, la saisit comme un vertige : alors tout serait perdu. Vite, elle fouilla dans son manchon, ouvrit sa bourse en argent et en sortit tout ce que ses doigts purent attraper. [Avec dégoût, elle le fourra dans cette main qui s’avançait déjà sans se presser, attendant son butin avec une patience et une assurance insolentes.]
Mais cette fois, la main effrontée ne retomba pas humblement comme le premier jour, quand elle sentit l’argent ; elle resta là, immobile en l’air, ouverte comme une griffe.
« Donnez-moi donc aussi la bourse pour que j’perde pas l’argent ! » ajouta-t-elle avec une moue railleuse et un petit rire gloussant.
Irène la regarda dans les yeux, mais juste une seconde. Cette impudence éhontée, vulgaire, était insupportable. Elle sentit un profond dégoût envahir tout son corps, comme une brûlante douleur. S’en aller, rien que s’en aller, ne plus voir ce visage, surtout ! Détournant la tête, elle lui tendit très vite la précieuse bourse, puis poussée par la terreur, elle monta l’escalier en courant.
Comme son mari n’était pas encore rentré, elle put se jeter sur le sofa.
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