Elle y resta étendue, inerte, comme assommée [; seuls ses doigts étaient parcourus de violents tremblements qui lui secouaient les bras jusqu’aux épaules, et tout son corps cédait à l’assaut violent de cette terreur panique]. C’est seulement en entendant au-dehors la voix de son mari qu’au prix d’un effort extrême elle se ressaisit et se traîna jusqu’à l’autre pièce, l’esprit absent, avec des gestes d’automate.
Maintenant la terreur hantait sa maison et ne quittait plus les lieux. Durant toutes ces heures vides, qui ramenaient sans cesse par vagues à sa mémoire les images de cette effroyable rencontre, elle prenait très clairement conscience que sa situation était sans espoir. Cette femme connaissait son nom et son adresse – sans qu’Irène parvînt à comprendre comment – et maintenant que ses premières tentatives avaient si bien réussi, elle ne reculerait sans doute devant aucun moyen pour tirer parti de ce qu’elle savait et exercer un chantage permanent. Pendant des années et des années, elle serait comme un cauchemar qui pèserait sur sa vie et dont rien, pas même l’effort le plus désespéré, ne la délivrerait ; car Irène avait beau être fortunée et mariée à un homme riche, il lui était impossible, sans en informer son époux, de réunir une somme aussi importante pour se débarrasser une fois pour toutes de cette femme. D’autre part, elle avait appris, au hasard des propos de son mari et à travers ses procès, que les engagements et les promesses de gens aussi roués et aussi infâmes, n’ont pas la moindre valeur. Elle estimait pouvoir encore écarter la catastrophe pendant un mois ou deux peut-être, puis l’édifice artificiel de son bonheur familial s’effondrerait inéluctablement ; et la certitude qu’elle avait d’entraîner alors l’extorqueuse dans sa chute, était une piètre satisfaction. [En effet, que pouvaient bien représenter six mois de prison pour cette femme sûrement dépravée qui avait déjà dû être condamnée, en comparaison de cette existence qu’elle-même perdrait et qui était, elle s’en rendait compte avec effroi, la seule qui lui fût possible. Refaire sa vie, désormais flétrie et déshonorée, lui paraissait inconcevable, à elle qui s’était toujours contentée jusqu’alors de se laisser choyer par l’existence, sans jamais contribuer le moins du monde à forger elle-même sa destinée ; et puis il y avait ses enfants, son mari, son foyer, toutes ces choses dont elle ne sentait que maintenant, au moment de les perdre, combien elles étaient partie intégrante de sa vie et d’elle-même. Elle avait soudain le sentiment que tout ce qu’elle n’avait fait qu’effleurer de ses robes, en passant, lui était atrocement nécessaire ; et il lui paraissait parfois inconcevable et aussi irréel qu’un rêve d’imaginer qu’une obscure aventurière, à l’affût quelque part dans la rue, pût être en mesure de détruire d’un seul mot cette chaude intimité.]
Le malheur était inéluctable, elle en avait maintenant l’effroyable certitude, il était impossible d’y échapper. Mais alors… qu’allait-il arriver ? Du matin au soir elle ressassait cette question. Un jour une lettre arriverait pour son mari : elle le voyait déjà entrer, blême, le regard sombre, la prendre par le bras, la questionner… Mais ensuite… que se passerait-il ensuite ? Que ferait-il ? Là, les images s’évanouissaient soudain dans les ténèbres d’une sourde et cruelle angoisse. Elle ne distinguait rien au-delà, et ses conjectures se perdaient dans des abîmes vertigineux. Mais au cours de ces sombres réflexions, il lui vint une pensée qui la pétrifia : en vérité, elle connaissait très mal son mari et se trouvait presque incapable de prévoir ses décisions. Elle l’avait épousé à l’instigation de ses parents, mais sans réticence, et en éprouvant pour lui une tendre sympathie qui n’avait pas été déçue au fil des années ; elle vivait depuis huit ans déjà à ses côtés, au rythme tranquille d’un bonheur agréable ; il lui avait donné des enfants, un foyer, et bien des moments d’intimité physique ; mais maintenant qu’elle se demandait comment il allait se comporter, elle s’apercevait à quel point il lui était resté étranger et mal connu. [Passant fébrilement en revue ces dernières années, comme si elle les fouillait avec des projecteurs à la lumière spectrale, elle découvrit qu’elle n’avait jamais cherché à connaître sa véritable personnalité, et qu’au bout de tout ce temps elle ne savait même pas s’il était intransigeant ou conciliant, sévère ou tendre. Avec un sentiment de culpabilité que cette terrible et mortelle angoisse avait fait surgir en elle, trop tard hélas ! elle dut s’avouer qu’elle n’avait jamais connu qu’un aspect superficiel de son mari : son être social, mais pas sa nature profonde d’où la décision devrait sortir en ces heures tragiques. Elle se mit malgré elle à chercher de petits faits et des indices pour se rappeler quel avis il avait exprimé sur des questions de ce genre, lors, de conversations ; et elle fut désagréablement surprise de s’apercevoir qu’il ne lui avait presque jamais parlé de ses convictions personnelles ; il est vrai que par ailleurs elle n’avait jamais abordé avec lui des sujets aussi intimes.] Elle commença alors à examiner la vie de son mari dans les moindres détails susceptibles de la renseigner sur son caractère. La peur frappait maintenant comme un heurtoir hésitant contre chaque petit souvenir, pour trouver l’entrée des chambres secrètes de son cœur.
[Elle était désormais à l’affût de ses moindres paroles et attendait son retour avec une impatience fébrile. Il la saluait en la regardant à peine ; mais dans ses gestes, lorsqu’il lui baisait la main ou lui caressait les cheveux du bout des doigts, elle, qui par pudeur redoutait les élans impétueux, percevait pourtant une tendresse qui traduisait sans doute une très profonde affection. Il lui parlait toujours d’une façon posée, sans jamais manifester d’impatience ou d’irritation, et toute son attitude respirait le calme et la gentillesse ; mais dans son inquiétude, elle en venait à supposer que ce n’était guère différent de ce qu’il témoignait aux domestiques, et c’était à l’évidence moins profond que ce qu’il manifestait à ses enfants, avec une ardeur toujours vive, tour à tour enjouée et passionnée. Ce jour-là aussi, il s’enquit longuement des problèmes domestiques, comme pour donner à son épouse l’occasion de lui faire part de ses préoccupations personnelles, alors qu’il lui dissimulait les siennes. En l’observant, elle se rendit compte pour la première fois combien il avait d’égards pour elle, et avec quel tact il s’efforçait de montrer de l’intérêt pour ses propos les plus quotidiens, dont elle découvrit tout à coup la naïveté et la banalité effrayantes. Il ne lui confia rien de ce qui le concernait et elle ne put assouvir ni sa curiosité, ni son désir d’être rassurée.]
Comme rien ne filtrait dans ses paroles, elle interrogea sa figure tandis qu’il lisait assis dans son fauteuil sous la lumière crue de l’éclairage électrique. Elle la regardait comme s’il se fut agi du visage d’un étranger, cherchant à deviner sous ces traits familiers, redevenus tout à coup étrangers, la personnalité que son indifférence lui avait dissimulée pendant huit ans de vie commune. Le front, noble et intelligent, était comme modelé par une tension intellectuelle intense, mais la bouche était sévère et intransigeante. Dans ces traits extrêmement virils, tout exprimait la fermeté, la force et l’énergie ; étonnée d’y trouver de la beauté, elle contemplait avec une certaine admiration cette gravité retenue, cette évidente austérité d’un tempérament [que jusqu’ici, par une espèce de sottise, elle avait trouvé peu plaisant, et qu’elle eût volontiers échangé contre une affabilité chaleureuse]. Mais les yeux, qui devaient renfermer le véritable secret, étaient baissés sur le livre, échappant ainsi à ses investigations. Elle en était donc réduite à braquer ses regards interrogateurs sur le profil [, comme si était inscrite dans les contours de cette ligne la formule qui prononcerait sa grâce ou sa condamnation, ce profil étranger] dont la dureté l’effrayait, mais dont la détermination lui parut pour la première fois d’une singulière beauté. Elle sentit soudain, avec plaisir et fierté, qu’elle aimait à le regarder.
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