[Au moment où s’éveillait en elle cette sensation, elle eut une sorte de douloureux tiraillement dans la poitrine, un sentiment confus, le regret d’avoir laissé échapper quelque chose, une émotion presque sensuelle, si forte qu’elle ne pouvait se souvenir que ce corps lui en eût jamais fait éprouver de semblable.] À cet instant il leva la tête. Elle s’empressa de reculer dans l’ombre, pour que la brûlante insistance des regards qu’elle lui jetait n’éveillât point ses soupçons.

 

Cela faisait maintenant trois jours qu’elle n’avait plus quitté la maison. Et, non sans malaise, elle remarquait que sa présence, soudain si constante, avait déjà éveillé l’attention des autres, car d’habitude il était rare qu’elle restât dans ses appartements plusieurs heures, à plus forte raison plusieurs jours. [Comme elle n’avait guère la fibre domestique, que son aisance matérielle la dispensait des petits soucis du ménage, qu’elle ne savait pas comment s’occuper, son appartement n’était guère pour elle qu’un lieu où elle se réfugiait quelques instants, et la rue, le théâtre, les réunions mondaines, propices aux rencontres de toute sorte, avec leur flot incessant de petites nouveautés, étaient son univers préféré, car jouir de ces plaisirs ne demandait aucun effort personnel : les sens s’y trouvent constamment sollicités, mais les sentiments restent en sommeil. Toute sa façon de penser rattachait Irène à cette société élégante de la bourgeoisie viennoise dont l’emploi du temps quotidien semble tenir à une convention secrète, tous les membres de cette ligue invisible se retrouvant toujours aux mêmes heures à s’intéresser aux mêmes choses, et cette habitude de se rencontrer, de s’observer, de se comparer, s’érige peu à peu en raison de vivre. Quand on se retrouve isolé et livré à soi-même, après avoir été habitué à une vie sociale aussi insouciante, on perd pied ; sans leur dose habituelle de sensations parfaitement futiles, mais néanmoins indispensables, les sens se rebellent et la solitude dégénère vite en une agressivité nerveuse contre soi-même. Elle sentait sur elle le poids infini du temps, et sans leur destination habituelle, les heures n’avaient plus le moindre sens. Désœuvrée, irritée, elle faisait les cent pas dans ses appartements, comme entre les murs d’un cachot ; la rue, le monde, qui étaient sa véritable vie, lui étaient interdits : tel l’ange à l’épée de feu, l’extorqueuse s’y tenait, menaçante.]

Les premiers à s’apercevoir de ce changement furent ses enfants, surtout son fils aîné qui exprima avec une candeur et une franchise embarrassantes, son étonnement de voir maman rester autant à la maison ; les domestiques, quant à eux, se contentaient de chuchoter et d’échanger leurs hypothèses avec la gouvernante. En vain Irène s’efforçait-elle de justifier sa surprenante présence en prétextant les obligations les plus diverses, avec beaucoup d’ingéniosité quelquefois [, mais le caractère artificiel de ses explications lui révélait justement à quel point elle était devenue inutile dans sa propre sphère, pour s’être montrée indifférente pendant des années. Dès qu’elle essayait de faire quelque chose, elle se heurtait à la résistance des autres qui rejetaient ses efforts soudains, les considérant comme une scandaleuse atteinte à leurs prérogatives habituelles. Partout la place était prise ; elle-même, n’y ayant plus aucune habitude, était devenue un corps étranger au sein de sa propre maison. C’est pourquoi elle ne savait ni comment s’occuper, ni que faire de son temps ; elle ne réussissait même pas à se rapprocher de ses enfants, qui soupçonnaient dans ce vif et soudain intérêt un nouveau moyen de les contrôler ; et un jour où elle s’avisait ainsi de les surveiller, elle se sentit rougir de confusion quand le petit garçon de sept ans eut l’effronterie de lui demander pourquoi donc elle n’allait plus se promener]. Dès qu’elle voulait se rendre utile, elle dérangeait un ordre établi, et si elle témoignait de la sympathie, cela semblait suspect. En outre, elle n’avait pas l’habileté de rendre sa présence constante moins visible en gardant une sage réserve et en restant tranquillement dans une pièce avec un livre ou un ouvrage ; comme chaque fois qu’elle éprouvait un sentiment d’une certaine violence, son angoisse s’exprimait par une nervosité qui la chassait sans cesse d’une pièce à l’autre. À chaque fois qu’elle entendait le timbre du téléphone ou un coup de sonnette à la porte, elle sursautait, et elle [se surprenait sans arrêt à épier la rue derrière les rideaux, avide de rencontrer des gens ou du moins de les apercevoir, affamée de liberté, mais terrifiée à l’idée de voir tout à coup, parmi les passants, se braquer sur elle le visage qui la poursuivait jusque dans ses rêves. Elle] sentait sa tranquille existence se désagréger et lui échapper soudain, et cette impuissance lui laissait déjà pressentir la ruine de toute une vie. Ces trois journées passées dans le cachot de ses appartements lui parurent plus longues que les huit années de son mariage.

Mais pour le troisième soir elle avait accepté depuis des semaines une invitation avec son mari, qu’il lui était maintenant impossible de refuser, au dernier moment, sans raison valable. De plus, il fallait bien finir par briser les barreaux invisibles de la terreur qui emprisonnaient sa vie, si elle ne voulait pas succomber. Elle avait besoin de voir du monde, d’échapper pour quelques heures à elle-même, à cette solitude suicidaire de la peur. Et puis, où serait-elle plus en sécurité que dans une autre maison, chez des amis ? Où pouvait-elle être davantage à l’abri de cette invisible persécution qui la cernait, où qu’elle aille ? Elle tressaillit juste une seconde, à la seconde précise où elle sortit de chez elle : c’était la première fois qu’elle se retrouvait dans la rue depuis sa rencontre avec cette femme, qui pouvait être là, quelque part, à la guetter. Elle prit instinctivement le bras de son mari, ferma les yeux, et se hâta de parcourir les quelques mètres jusqu’à l’automobile qui attendait au bord du trottoir ; mais tandis que la voiture roulait à vive allure par les rues noires et désertes, elle se sentit à l’abri aux côtés de son mari, et le poids qui l’oppressait, disparut : en montant les marches de l’autre maison, elle se sentit en sécurité. Maintenant, pour quelques heures, elle allait pouvoir être comme durant toutes ces années, insouciante, joyeuse, mais avec la joie plus consciente et plus intense encore de celui qui remonte de son cachot vers le soleil. Ici s’élevait un rempart contre toute persécution, ici la haine ne pouvait pas entrer ; il n’y avait ici que des gens qui l’aimaient, la respectaient et l’estimaient, des gens élégants, sans arrière-pensée, parmi les mille feux rougeoyants de la frivolité, dans une ronde du plaisir qui finit par l’entraîner de nouveau, elle aussi. Au moment où elle entra, elle sentit aux regards des autres qu’elle était belle ; et cette certitude dont elle avait longtemps été privée, augmenta encore sa beauté. [Comme c’était bon, après toutes ces journées de silence où son cerveau n’avait été traversé que par une unique et stérile pensée, tranchante comme le soc d’une charrue, qui l’avait meurtrie tout entière ! Comme c’était bon d’entendre à nouveau des paroles flatteuses, stimulantes, qui l’électrisaient, lui donnaient des picotements sous la peau et lui fouettaient le sang ! Elle était là, ébahie ; quelque chose d’inquiet frémissait dans sa poitrine, cherchant à s’échapper. Et, elle comprit tout à coup que c’était le rire emprisonné qui cherchait à se libérer. Il explosa comme le bouchon d’une bouteille de champagne, se transforma en petites vocalises perlées : elle riait, riait… Par moments elle avait honte de son exubérance de bacchante, mais elle se remettait aussitôt à rire. Ses nerfs débridés vibraient, comme électrisés ; tous ses sens en émoi retrouvaient force et vigueur ; pour la première fois depuis plusieurs jours elle mangea avec un réel appétit et but comme une assoiffée.

Son âme altérée, avide de compagnie, humait partout la vie et le plaisir.] Dans la pièce voisine une musique l’attirait, s’infiltrant profondément sous sa peau brûlante. On commençait à danser et, sans savoir comment, elle se retrouva au milieu de la cohue. Elle dansa comme elle n’avait jamais dansé de sa vie.