Endroit triste et désert, je vous l’assure ! Aucune barque ne s’aventure près de là ; les enfants du hameau de pêcheurs, nommé le Cobb’s Hole, n’y viennent point jouer, et les oiseaux même du ciel semblent fuir les Sables-Tremblants.

Ce qui passe croyance, c’est qu’une jeune femme, ayant cent promenades agréables à sa disposition, et de la compagnie pour se distraire, préfère ce vilain trou, et vienne là lire et travailler toute seule.

Il n’en est pas moins vrai, expliquez-le comme vous pourrez, que cette jolie retraite était la promenade favorite de Rosanna, sauf lorsqu’elle allait jusqu’à Cobb’s Hole, pour y voir la seule amie qu’elle possédât dans le pays, et sur laquelle nous reviendrons plus tard.

Je me mis donc en marche pour rejoindre Rosanna dans le lieu présumé de sa retraite et pour l’envoyer dîner ; nous voici revenus, vous le voyez, au point de départ de mon histoire des Sables.

Je ne vis aucune trace de la jeune fille sous les sapins. Lorsque j’arrivai sur le rivage, je la trouvai couverte d’un grand manteau gris qu’elle portait toujours pour dissimuler, autant que possible, la difformité de son épaule, la tête coiffée de son petit chapeau de paille. Elle était seule, occupée à contempler les sables mouvants et la mer.

Elle tressaillit à mon approche et détourna la tête. Je la retournai de mon côté, n’admettant pas plus cette manière de ne pas me regarder en face, que la mauvaise humeur sans cause, et je vis qu’elle pleurait. Je tirai gracieusement de ma poche mon mouchoir, un des six foulards hors ligne que m’avait donnés Milady, et le tendis à Rosanna, en lui disant : « Asseyez-vous sur le sable près de moi, ma chère, séchez vos yeux d’abord, puis veuillez m’apprendre la cause de vos larmes. »

Quand vous serez arrivé à mon âge, vous verrez que de s’asseoir sur le bord du rivage est un travail plus long que vous ne le croyez maintenant. Pendant le temps que je mis à m’installer, Rosanna avait déjà essuyé ses yeux avec un vulgaire mouchoir de cotonnade ; elle semblait tranquille, mais malheureuse ; elle s’assit pourtant près de moi. Si vous voulez consoler une femme qui pleure, prenez-la sur vos genoux. Ce moyen ne manque presque jamais son effet. Je songeai bien à cette méthode, mais vrai, là, Rosanna n’était pas Nancy ! Je lui dis alors : « Voyons, mon enfant, pourquoi vous désolez-vous ainsi ? – Je pleure les années passées, monsieur Betteredge, repartit doucement Rosanna ; ma vie d’autrefois revient si souvent à ma mémoire ! – Allons, allons, ma bonne fille, repris-je, votre vie passée est effacée : pourquoi vous obstiner à y songer ? »

Elle prit un des revers de mon habit entre ses mains ; je suis un vieillard un peu négligé dans ma mise, et souvent je donne à boire ou à manger à mes vêtements. L’une ou l’autre des femmes nettoie mes taches ; or, justement la veille Rosanna s’était chargée d’enlever une tache de graisse avec une nouvelle composition trop vantée. La graisse avait disparu, mais la tache se voyait, bien que légère. Rosanna me la montra du doigt en secouant la tête. « La tache a été enlevée, dit-elle, mais la trace se voit, monsieur Betteredge ! »

Une remarque si concluante laissait peu de chose à répondre ; d’ailleurs mon silence s’augmentait en voyant l’expression des yeux bruns de Rosanna, le seul de ses traits qui fût réellement agréable ; leur regard me rendait indulgent envers cette pauvre créature, qui semblait se dire que ma vieillesse heureuse et l’estime qu’on m’accordait ne seraient jamais son lot. Me sentant peu habile à la consoler, je pris le parti de l’engager à venir dîner.

« Aidez-moi à me soulever, lui dis-je, vous êtes en retard pour le dîner, et j’étais venu pour vous chercher. – Vous, monsieur Betteredge, répondit-elle ! – On avait envoyé Nancy près de vous, répliquai-je, mais j’ai pensé, ma chère, que vous aimeriez peut-être mieux subir ma remontrance que la sienne. »

Au lieu de m’aider à me lever, la pauvre femme prit timidement ma main, et la pressa ; elle fit de son mieux pour ne pas pleurer, et y réussit, ce dont je lui sus gré. « Vous êtes bien bon, monsieur Betteredge, fit-elle ; je ne me soucie pas de dîner aujourd’hui, laissez-moi rester encore un moment ici. – Qu’est-ce qui vous plaît ici, demandai-je, et que trouvez-vous donc d’attrayant dans cet éternel but de promenade ? – Quelque chose m’attire là, dit Rosanna, désignant les sinuosités des Sables ; je tâche de m’en défendre, et je ne puis. Parfois, ajouta-t-elle à voix basse, et comme effrayée de ses pensées, parfois, monsieur Betteredge, je crois que ma tombe m’attend ici.

– Allez donc dîner, lui dis-je, c’est le rôti de mouton et le pudding qui vous attendent là-bas ; voilà les belles idées, Rosanna, qui sortent d’un estomac vide ! » Je parlais sévèrement, car je m’indignais, à mon âge, qu’une jeune femme de vingt-cinq ans parlât de sa fin comme prochaine !

Elle ne parut pas m’entendre ; sous l’empire d’une sorte de rêverie, Rosanna mit sa main sur mon épaule, et me contraignit à rester assis près d’elle.

« Je crois que ce lieu, poursuivit-elle, a une étrange influence sur moi. J’en rêve toutes les nuits ; j’y pense lorsque je travaille. Vous savez, monsieur Betteredge, si je suis reconnaissante envers Milady et envers vous, si j’ai cherché à me montrer digne de votre estime. Eh bien, je me demande si cette vie n’est pas trop douce, trop unie pour une femme comme moi, après tout ce que j’ai traversé !

« Je me sens plus isolée au milieu des domestiques, me sachant si différente d’eux, que lorsque je suis seule ici. Milady ne peut le deviner, la directrice du Refuge ne soupçonne pas tout ce que la vue d’honnêtes gens contient de reproches pour une créature tombée. Ne me grondez pas, là, vous serez bien bon. Je fais bien mon ouvrage, n’est-ce pas ? Je vous en prie, ne dites pas à Milady que je me déplais ici ; cela n’est pas. Mon esprit est troublé, voilà tout. »

Tout à coup sa main quitta mon épaule, et elle montra d’un geste rapide le sable mouvant. « Voyez, s’écria-t-elle, n’est-ce pas bien étrange ? J’ai vu cela cent fois, et le spectacle en est aussi nouveau pour moi qu’au premier jour ! »

Je regardai ce qu’elle me désignait.

La marée montait, et le sable commençait à frémir. Sa large et sombre étendue se souleva lentement, puis se rida et enfin se mit à trembler. « Savez-vous ce que cela me représente, dit Rosanna, qui me ressaisit par le bras ? Il me semble voir des milliers d’infortunés, suffoquant sous le sable, cherchant à remonter, et s’enfonçant de plus en plus dans l’abîme ! Jetez-y une pierre, monsieur Betteredge, jetez la et voyons le sable l’attirer, puis la couvrir, et l’étouffer ! »

En voilà un bavardage malsain pour l’esprit ! et tout cela, parce que l’estomac vide excitait le cerveau !

Dans l’intérêt même de cette pauvre enfant, je m’apprêtais à lui répondre d’une façon assez rude, lorsque je fus arrêté net par une voix qui m’appelait par mon nom à travers les Sables : « Betteredge, criait-on, où êtes-vous ? – Ici, » répondis-je, sans soupçonner qui me hélait.

Rosanna sauta sur ses pieds, et se mit à regarder du côté d’où partait l’appel.

Je me disposais à me lever aussi quand je fus frappé du changement soudain qui s’était opéré sur le visage de cette fille.

Son teint devint d’un rouge vif, que je ne lui avais jamais vu auparavant ; sa physionomie s’éclaira en quelque sorte d’une surprise inouïe. « Qui est-ce donc ? » dis-je. Rosanna répéta ma question, se parlant doucement à elle même : « Oh ! qui est-ce ? »

Je me retournai et je regardai derrière moi.