J’aperçus, venant à nous à travers les collines, un jeune gentleman, aux yeux brillants, vêtu d’un costume de couleur fauve, une rose à la boutonnière, et avec un sourire qui eût dû désarmer les Sables-Tremblants eux-mêmes. Avant que je pusse me mettre debout, il se jeta sur le sable près de moi, me passa les bras autour du cou, et, selon la mode étrangère, me donna une embrassade à m’étouffer.

« Mon bon vieux Betteredge ! dit-il, je vous dois sept schillings six pence. »

« Savez-vous maintenant qui je suis ? »

Le bon Dieu nous bénisse ! c’était M. Franklin Blake que nous avions sous les yeux quatre heures plus tôt qu’on ne l’attendait !

Avant que j’eusse retrouvé la parole, je vis M. Franklin, avec l’apparence de la surprise, porter ses regards de moi sur Rosanna. Je suivis ses yeux à mon tour, et la considérai. Elle rougissait de plus en plus, sans doute depuis que M. Franklin l’envisageait : puis, tout à coup, elle se retourna et nous laissa là subitement, en proie à une émotion incompréhensible sans même faire la révérence au gentleman, ni m’adresser un mot. Cette manière insolite d’agir était bien extraordinaire chez elle, car j’ai rarement rencontré une servante plus convenable et plus polie.

« Singulière fille, dit M. Franklin, je ne sais ce qui lui a paru si bizarre en moi ! – Je suppose, monsieur, répliquai-je en faisant allusion à son éducation étrangère, que c’est le vernis des pays lointains ! »

Je note ici la question banale de M. Franklin ; et ma niaise réponse, comme pouvant servir de consolation à tous les gens sans esprit ; car j’ai remarqué qu’il y a une certaine satisfaction pour les gens inférieurs à voir qu’en beaucoup d’occasions leurs supérieurs ne déploient pas plus de finesse qu’eux ; or, ni M. Franklin, avec sa brillante éducation reçue à l’étranger, ni moi avec mon âge, mon expérience et mon esprit naturel, n’eûmes un soupçon de ce que signifiait la singulière attitude de Rosanna Spearman.

Nous ne songions plus à elle, pauvre fille, alors que son manteau gris avait à peine disparu derrière les sables. Que nous importe enfin ? direz-vous avec quelque raison. Continuez à me lire aussi patiemment que possible et peut-être vous plaindrez Rosanna Spearman, comme je la plaignis quand je découvris la vérité.

CHAPITRE V
 

Mon premier soin, dès que nous nous trouvâmes seuls, fut de chercher pour la troisième fois à me mettre sur mes pieds ; M. Franklin m’arrêta.

« Cet affreux site a au moins un avantage, dit-il, nous y sommes parfaitement seuls ; restez en place, Betteredge, j’ai à vous parler. » Pendant ce temps, je regardais l’homme que j’avais devant mes yeux, et je cherchais à retrouver en lui quelque trace de l’enfant que j’avais connu, mais l’homme fait me déroutait ; j’avais beau le considérer, je ne revoyais, pas plus les joues roses du gamin que sa petite jaquette. Son teint pâle, la barbe et les moustaches brunes qui couvraient la partie inférieure de son visage, excitaient ma surprise. Il avait des manières agréables, dégagées, mais qui ne pouvaient se comparer avec sa franche gaieté d’autrefois. Pour compléter ma déception, il promettait d’être grand, et n’avait pas tenu cet espoir. M. Blake était mince, bien fait, mais à peine au-dessus de la taille moyenne. En somme, les années qui s’étaient écoulées n’avaient rien laissé subsister de lui, sauf des yeux francs et brillants.

Ce trait me rendant notre bon garçon d’autrefois, je m’arrêtai dans mes investigations.

« Vous êtes le bienvenu dans la vieille demeure, monsieur Franklin, dis-je, et d’autant plus le bienvenu, que vous êtes arrivé quelques heures plus tôt que l’on ne vous attendait.

– J’avais une raison pour devancer le moment, reparut M. Franklin : je soupçonne, Betteredge, que j’ai été épié, puis suivi à Londres pendant trois ou quatre jours ; j’ai donc voyagé le matin au lieu de prendre le train de l’après-midi, parce que je tenais à dépister un certain étranger à la peau bistrée. »

Ces mots me frappèrent de surprise.

Les trois jongleurs, l’opinion émise par Pénélope qu’ils agissaient contre M. Franklin Blake, tous ces souvenirs passèrent devant moi avec la rapidité de l’éclair, et je m’écriai :

« Qui peut vous suivre, monsieur, et dans quel but ?

– Parlez-moi des trois Indiens qui sont venus ici aujourd’hui, dit M. Franklin sans relever ma question, il est plus que probable que mon étranger et vos trois jongleurs ne sont qu’une tête dans un même bonnet.

– Comment avez-vous appris l’existence des Indiens, monsieur ? » insistai-je.

J’entassais question sur question, ce qui est d’un homme mal élevé, mais, vous le savez, on pêche faute de savoir-vivre suffisant : donc, excusez-moi.

« J’ai vu Pénélope à la maison, me dit M. Franklin, et c’est d’elle que je tiens mes informations ; votre fille promettait d’être jolie, Betteredge, et elle a tenu parole ; elle a une charmante oreille et un petit pied. Tient-elle ces avantages extérieurs de Mrs Betteredge ?

– Défunte Mrs Betteredge possédait surtout des défauts, monsieur, répondis-je ; l’un des plus considérables (si vous me permettez de le signaler) était de ne jamais suivre une idée ; elle semblait plus tenir de la mouche que de la femme, et ne pouvait se fixer un seul instant.

– Comme ce caractère m’eût convenu ! repartit M. Franklin ; je ne puis non plus m’arrêter sur quelque point que ce soit ! Betteredge, vos facultés sont plus actives que jamais. Aussi votre fille me disait-elle, lorsque je lui demandais des détails sur les jongleurs : « Mon père vous les donnera, monsieur, car il raconte admirablement, et sa mémoire est surprenante pour son âge. » Ce sont les propres paroles de Pénélope, qui rougissait à ravir. Mon respect pour vous ne m’a pas empêché de…, enfin, passons ; je l’ai connue enfant, et elle ne s’en trouvera pas plus mal pour cela. Voyons, redevenons sérieux ; que faisaient ces Indiens ? »

Je me sentais assez mécontent de ma fille, non parce qu’elle s’était laissée embrasser par M. Franklin, ce n’était pas là une affaire, rien de plus naturel, mais je trouvais ridicule qu’elle se fût avisée de me mettre en demeure de raconter moi-même sa sotte histoire. Je ne pouvais maintenant y échapper. La gaieté de M. Franklin s’éteignit à mesure que mon récit se déroulait. Il fronçait les sourcils et tourmentait ses moustaches. Lorsque j’eus fini, il me fit répéter deux des questions que le chef des jongleurs avait posées au jeune garçon, comme s’il eût voulu les graver dans sa mémoire : « Est-ce sur cette route, et sur aucune autre, que le gentleman anglais doit voyager aujourd’hui ? Le gentleman l’a-t-il sur lui ? »

« Je soupçonne, poursuivit M. Franklin, tirant de sa poche un petit paquet cacheté, que l’a-t-il se rapporté à ceci, et ceci, Betteredge, signifie le fameux diamant de mon oncle Herncastle.

– Grand Dieu ! monsieur, m’écriai-je, comment vîntes-vous à être chargé du diamant du méchant colonel ?

– Par une clause de son testament, le méchant colonel a légué son diamant comme cadeau de jour de naissance à ma cousine Rachel, répondit M. Franklin, et mon père, en qualité d’exécuteur testamentaire du colonel, m’a donné la mission de l’apporter ici. »

Si la mer, qui alors caressait doucement les sables mouvants, se fût changée en terre ferme sous mes yeux, je ne crois pas que j’eusse éprouvé plus de surprise qu’en entendant M. Franklin.

« Le diamant du colonel laissé à miss Rachel ! dis-je, et votre père son exécuteur testamentaire ! Mais j’aurais parié qu’il n’eût pas voulu toucher le colonel avec des pincettes !

– L’expression est un peu forte, Betteredge ; qu’y avait-il à dire contre le colonel ? C’était un homme de votre temps et non du mien. Dites-moi ce que vous savez de lui ; moi, je vous conterai comment mon père devint son exécuteur testamentaire, et quelque chose de plus. J’ai fait à Londres des découvertes, au sujet de l’oncle Herncastle et de son diamant, qui ne sont pas belles à mes yeux, mais j’ai besoin de votre témoignage. Vous venez de le nommer « le méchant » colonel. Fouillez un peu votre mémoire, mon vieil ami, et dites-moi pourquoi ? »

Je vis qu’il parlait sérieusement, et je lui racontai ce que je savais.

Ici se place ce que j’ai écrit précédemment pour vous mettre bien au courant de l’histoire du colonel. Veuillez y porter toute votre attention, ou vous ne pourriez suivre le fil de cette aventure ; mettez de côté les préoccupations, quelles qu’elles soient, du dîner, des enfants, ou d’une nouvelle toilette. Voyez si vous pouvez oublier la politique, les chevaux, la bourse et vos discussions de club.

Ne prenez pas ma liberté en mauvaise part, il ne s’agit pour moi que de réveiller mes aimables lecteurs. Seigneur ! est-ce que je ne vous ai pas vu tenant un volume des auteurs les plus célèbres entre vos mains ? Est-ce que je ne sais pas combien votre attention est mobile quand il s’agit d’un livre et non d’une personne ?

J’ai parlé, en commençant ma narration, du père de milady, le vieux lord à la langue si longue et à la patience si courte. Il eut cinq enfants.

D’abord deux fils, puis longtemps après sa femme lui donna les trois jeunes ladies dont la naissance se suivait de fort près, d’aussi près que la nature le permet.

Ma maîtresse, comme je l’ai déjà dit, était la plus jeune, mais aussi celle qu’on trouvait la plus agréable des trois sœurs.

L’aîné des fils, Arthur, hérita du titre et des terres ; le second, l’honorable John, reçut d’un parent une belle fortune, et entra dans l’armée.

C’est, dit-on, un vilain oiseau que celui qui salit son nid. Je considère la noble famille des Herncastle comme mon nid : aussi je demande la permission de ne pas entrer dans trop de détails au sujet de l’honorable John.

Il était, j’en ai la conviction, un des plus grands coquins qui aient existé, et je ne puis vraiment le juger autrement. Il débuta dans l’armée par entrer dans la garde ; il lui fallut quitter ce corps à vingt-deux ans, peu importe pour quel motif ! il suffira de savoir qu’on est fort sévère dans l’armée, et que cette rigidité ne put convenir à l’honorable John.