Il passa dans l’armée des Indes, afin d’essayer du service actif, et aussi afin de savoir si l’on y était plus coulant sur la discipline.

Quant à la bravoure, rendons lui justice, il réunissait l’audace du bouledogue à celle du coq de combat, avec quelque chose de la ruse du sauvage.

Il se trouvait à la prise de Seringapatam. Peu après, il changea de régiment et, par la suite, permuta encore pour un autre. Dans ce dernier, il acquit le grade de lieutenant-colonel, fut frappé en plus d’une fièvre cérébrale, et revint enfin en Angleterre.

Il était précédé d’une réputation qui lui ferma les portes de sa famille ; milady, après avoir pris l’avis de sir John, déclara que son frère ne mettrait jamais le pied chez elle. Plus d’une tache ternissait le caractère du colonel, mais les vilaines actions qu’il commit pour obtenir la possession du diamant sont les seules qui doivent m’occuper ici.

On prétendait qu’il avait acquis ce diamant par des moyens que, si cynique qu’il fût, il n’osait pas avouer lui-même. Il ne chercha jamais à le vendre, car il n’avait point besoin d’argent, et d’ailleurs, disons-le, il n’attachait pas de prix à la fortune. Il ne le donna point non plus et ne le montra jamais à qui que ce soit. Quelques-uns disaient qu’il craignait que ce souvenir ne lui occasionnât des difficultés avec l’autorité militaire ; d’autres, et ceux-là ne le connaissaient guère, que le colonel craignait, s’il le montrait, qu’il lui en coûtât la vie.

Comme toujours, un peu de vérité se mêlait pourtant à ce dernier bruit.

C’eût été se tromper que de l’accuser de peur ; mais un fait exact, c’est que sa vie avait été menacée deux fois dans les Indes, et chacun restait convaincu que la Pierre de Lune était la cause de ces embûches.

Lorsqu’il revint en Angleterre et qu’il se trouva repoussé par toute sa famille, on attribua cette sévérité à l’histoire du diamant. Le mystère de la vie du colonel pesait sur cette existence, et la rendait celle d’un paria au milieu des siens et du monde.

Les hommes lui fermaient l’entrée des clubs ; parmi les femmes, plus d’une qu’il rechercha en mariage le refusa ; enfin, parents et amis eurent tous la vue basse pour éviter de le reconnaître dans la rue.

Beaucoup d’hommes eussent cherché à sortir de cette impasse ; mais courber la tête, même lorsqu’il était dans son tort, et qu’il avait tout le monde contre lui, cela n’était guère le fait de l’honorable John. Dans l’Inde, il avait conservé le diamant pour braver les assassins ; en Angleterre, il le garda comme un défi à l’opinion publique.

Vous avez ainsi le portrait moral d’un homme dont le caractère défiait tout, et dont la figure, quelque belle qu’elle fût, semblait pourtant possédée du diable.

Bien des bruits sur son compte arrivèrent jusqu’à nous. Parfois on le disait mangeur d’opium et amateur de vieux bouquins ; d’autres fois il passait pour se livrer à d’étranges expériences de chimie, puis on le vit adonné aux plus grossiers plaisirs, dans la plus mauvaise société de Londres. En résumé, la vie du colonel était solitaire, vicieuse et dégradée. Une fois seulement, après son retour en Angleterre, je le vis moi-même face à face.

Environ deux ans avant l’époque que je raconte ici, et dix-huit mois avant sa mort, le colonel arriva inopinément à la maison occupée par milady, à Londres. C’était le soir du jour de naissance de miss Rachel, le 21 juin, et, comme de coutume, une réunion avait lieu en son honneur. Le valet de pied vint me prévenir qu’un gentleman désirait me parler. J’allai dans l’antichambre, et là je trouvai le colonel, vieilli, usé, l’air misérable, mais conservant une expression sauvage et méchante.

« Allez dire à ma sœur, fit-il, que je suis venu pour souhaiter à ma nièce de fréquents retours de ce jour de fête. »

Il avait déjà fait maintes tentatives par lettres pour se réconcilier avec sa sœur, uniquement, j’en suis sûr, dans le but de la contrarier. Mais c’était la première fois qu’il osait venir jusque chez nous. Je fus tenté de lui dire qu’il y avait de la compagnie ce soir, et qu’on ne pouvait le recevoir, mais l’expression diabolique de ses traits me décida à porter son message : je montai, le laissant, à sa demande expresse, dans l’antichambre.

Les domestiques le dévisageaient, mais de loin, comme une arme dangereuse, chargée à mitraille, et qui eût pu, d’un instant à l’autre, éclater au milieu d’eux.

Milady avait gardé dans son caractère quelque chose de la vivacité des Herncastle.

« Dites au colonel Herncastle, me répondit-elle lorsque je lui eus fait part de la commission de son frère, que miss Verinder est occupée, et que, quant à moi, je refuse de le voir. »

Je m’efforçai d’obtenir une réponse plus polie, sachant combien le colonel serait peu retenu par les bornes qu’impose habituellement l’éducation. Mais ce fut absolument en vain ! le caractère de la famille s’attaqua sur-le-champ à moi.

« Quand je désire votre opinion, me dit milady, vous savez que je vous la demande ; je n’en ai pas besoin dans cette occasion. »

Je descendis avec ce message, dont je pris sur moi de faire une édition revue et corrigée de la manière suivante :

« Milady et miss Rachel regrettent de n’être pas libres, et prient le colonel d’agréer leurs excuses ; elles ne peuvent le recevoir. »

Je m’attendais à le voir éclater, même en entendant cette version adoucie.

À ma grande surprise, il n’en fut rien, et je me sentis effrayé du calme avec lequel il accueillit ma réponse. Ses yeux, d’un gris étincelant, s’arrêtèrent un instant sur moi, Il se mit à rire, non pas franchement, mais d’une sorte de ricanement intérieur, peu bruyant et plein d’infernale malice.

« Merci, Betteredge, me dit-il, je me souviendrai du jour de naissance de ma nièce. »

Sur ce, il tourna sur ses talons, et quitta la maison.

Quand revint l’anniversaire, nous apprîmes qu’il était malade et alité. Six mois après, c’est-à-dire six mois avant le moment où j’écris, arriva une lettre adressée par un respectable pasteur à milady.

Il lui mandait deux événements de famille vraiment extraordinaires.

Premièrement, il lui apprenait que le colonel avait pardonné, sur son lit de mort, à sa sœur ; en second lieu, qu’il avait pardonné à tous ses ennemis sans exception, et fait la fin la plus édifiante. J’éprouve personnellement, et cela nonobstant les travers des évêques et du clergé, le plus grand respect pour l’Église ; mais, en même temps, je reste fermement convaincu que le diable était demeuré en possession de l’honorable John, et que le dernier et abominable acte de ce vilain homme a été, passez-moi l’expression, de mettre dedans le vénérable pasteur !

Voilà le résumé de ce que j’eus à conter à M. Franklin. Je remarquai qu’il m’écoutait avec une attention croissante à mesure que j’avançais dans mon récit. J’observai également que l’histoire du renvoi du colonel, le soir du jour de naissance, le frappa singulièrement ; et bien qu’il n’en convînt pas, il était aisé de voir que ce point de mon récit le rendait sérieux et soucieux.

« Vous avez achevé votre récit, Betteredge, me dit-il ; à mon tour maintenant. Pourtant, avant que je vous fasse part de mes découvertes à Londres, et que je vous apprenne comment je fus mêlé à l’affaire du diamant, j’ai besoin de savoir une chose. Vous paraissez, mon vieil ami, ne pas bien saisir le but de cette conversation entre nous. Les apparences seraient-elles trompeuses ?

– Non, monsieur, répondis-je, ma physionomie en ce cas dit vrai.

– En ce cas, reprit M. Franklin, supposons que je vous soumette mon point de vue sur l’affaire avant d’aller plus loin. Je vois, moi, que le don fait par le colonel à ma cousine Rachel soulève trois questions très-sérieuses. Suivez-moi avec soin, Betteredge, et comptez sur vos doigts : cette occupation vous aidera, dit M. Franklin, avec une certaine satisfaction de me montrer la justesse de son esprit, ce qui me rappela tout à coup sa nature d’enfant.

Première question : Un complot a-t-il été formé dans l’Inde contre le diamant du colonel ? Seconde question : Les conjurés ont-ils suivi le diamant en Angleterre ? Troisième question : Le colonel a-t-il su que les conjurés suivaient le diamant ; et, en ce cas, ne l’a-t-il pas légué comme une source de trouble et de danger pour sa sœur, par l’intermédiaire innocent de sa fille ? Voilà où je me proposais d’en arriver, Betteredge ; je ne veux pourtant pas vous effrayer. »

Il était charmant de dire cela, lorsqu’il m’avait parfaitement alarmé.

Ainsi, à l’en croire, notre paisible demeure britannique, envahie soudainement par ce diabolique diamant indien, allait devenir le centre des intrigues d’une bande de coquins actifs, vivants et déchaînés par la vengeance d’un mort ! Voilà quelle serait notre situation, telle que les derniers mots de M. Franklin venaient de me la révéler.

A-t-on jamais entendu parler de rien de pareil, et cela en plein XIXe siècle, dans un temps de progrès, et au milieu d’un pays comblé des bienfaits de la législation anglaise !

Non, personne n’a jamais entendu parler de cela, et personne par conséquent n’y croira. Je n’en continue pas moins mon histoire malgré tout.

Lorsque vous éprouvez une émotion subite du genre de celle qui s’était emparée de moi, neuf fois sur dix, c’est à l’estomac que vous la ressentez.

Il s’ensuit que votre attention faiblit et que vous ne tenez plus en place. Je m’agitais donc, assis sur le sable sans mot dire.