La plus belle histoire du monde

Rudyard KIPLING

LA PLUS BELLE HISTOIRE DU MONDE

La plus belle histoire du monde

“The Finest Story in the World” (in Many Inventions, 1893)

Il s'appelait Charlie Mears ; fils unique de sa mère, laquelle était veuve, il habitait le nord de Londres, d'où il venait chaque jour à la Cité travailler dans une banque. Il avait vingt ans et débordait d'aspirations. Je le rencontrai dans un billiard saloon{1} où le marqueur l'appelait par son petit nom, tandis qu'il appelait le marqueur Bull's eye. Charlie m'expliqua, un peu nerveusement, qu'il n'était venu là que pour regarder ; et, comme ce n'est point un amusement bon marché pour les jeunes gens que de regarder les jeux d'adresse, je suggérai que Charlie ferait mieux de retourner chez sa mère.

Ce fut notre premier pas vers plus ample connaissance. Il venait me voir quelquefois, les soirs, au lieu de courir Londres avec les autres commis, ses camarades ; et il ne tarda pas, à la manière des jeunes hommes, à me parler de lui-même et à me raconter ses aspirations qui étaient toutes littéraires. Il désirait se faire un nom impérissable, principalement en poésie, bien qu'il ne dédaignât pas d'envoyer des histoires d'amour et de mort à des journaux de distributeurs automatiques. Mon destin voulut que j'écoutasse, immobile, tandis que Charlie me lisait des poèmes de plusieurs centaines de vers et de volumineux fragments de pièces appelées sûrement un jour à remuer le monde. En retour j'avais sa confiance sans réserves, et les aveux comme les inquiétudes d'un jeune homme sont presque aussi sacrés que ceux d'une vierge. Charlie n'était jamais tombé amoureux, mais attendait avec anxiété la première occasion de le faire ; il croyait en tout ce qui est bon, tout ce qui est honorable, mais, en même temps, tenait singulièrement à me laisser voir qu'il savait se tirer d'affaire dans la vie en bon commis de banque à vingt-cinq shillings par semaine. Il faisait rimer « amours », « toujours » ; « lune », « brune », pieusement convaincu qu'on ne les avait jamais fait rimer auparavant. Les grands vides où boitait l'action de ses pièces, il les remplissait à la hâte d'excuses et de descriptions, et passait outre, si clairement persuadé de ce qu'il voulait faire qu'il le tenait pour déjà fait, et se tournait vers moi en quête d'applaudissements.

J'imagine que sa mère ne l'encourageait pas dans ses aspirations : et je sais que son bureau, à la maison, c'était le coin de son lavabo. Ce détail, il me l'apprit dès le début de notre connaissance, à l'époque où il mettait à sac les rayons de ma bibliothèque, et peu avant le jour où il me supplia de lui dire la vérité quant aux chances qu'il pouvait avoir, « d'écrire quelque chose de vraiment bien, vous savez ». Peut-être l'avais-je trop encouragé, car, une nuit, il arriva, les yeux flambants d'exaltation et tout hors d'haleine :

— Est-ce que cela vous gêne... est-ce qu'il vous est possible de me laisser ici écrire toute la soirée ? Je ne vous dérangerai pas, non, vrai. Je n'ai pas de place pour écrire chez ma mère.

— Qu'y a-t-il ? dis-je, sachant bien de quoi il retournait.

— J'ai en tête une idée qui ferait l'histoire la plus admirable qu'on ait jamais écrite. Je vous en prie, laissez-moi la mettre sur le papier ici. C'est une idée... On ne peut pas se douter.

Il n'y avait pas à résister. Je lui installai une table ; il me remercia à peine et se rua de suite au travail. Pendant une demi-heure, la plume gratta sans arrêt. Puis Charlie soupira et se tira les cheveux. Le grattement se ralentit, les ratures se multiplièrent et, à la fin, il cessa. La plus belle histoire du monde ne voulait pas sortir.

— Ça paraît tellement idiot maintenant ! dit-il lugubrement. Et pourtant cela semblait si bien avant, pendant que j'y pensais. Qu'est-ce qui cloche ?

Je ne pouvais le décourager en lui disant la vérité. Aussi je répondis :

— Quelquefois on ne se sent pas en train d'écrire.

— Oui, je me sens en train... sauf quand je regarde ce fatras. Pouah !

— Lisez-moi ce que vous avez fait, dis-je.

Il lut. C'était prodigieusement mauvais. Il s'attardait à toutes les phrases les plus boursouflées, quêtant une approbation ; car il était fier de ces phrases-là, comme il fallait s'y attendre.

— Il faudrait serrer, suggérai-je avec précaution.

— J'ai horreur de tailler dans ce que je fais.