Je ne crois pas possible de changer un mot là-dedans sans altérer le sens. Cela sonne mieux lu tout haut que lorsque j'écrivais.

— Charlie, vous souffrez d'un mal alarmant. Il y en a beaucoup comme vous. Laissez la chose de côté et attelez-vous-y de nouveau dans huit jours.

— Je veux l'écrire tout de suite. Qu'en pensez-vous ?

— Comment puis-je juger un conte qui n'est écrit qu'à moitié ? Racontez-moi l'histoire telle quelle, comme vous l'avez en tête.

Charlie parla, et je retrouvai dans sa narration tout ce à quoi son ignorance avait soigneusement interdit l'issue de la parole écrite. Je le contemplais, me demandant s'il était possible qu'il ne connût pas l'originalité, la puissance de l'idée qui avait traversé son chemin. C'était évidemment une idée entre toutes. Des hommes s'étaient sentis gonflés d'orgueil à cause d'idées dix fois inférieures en excellence et facilité d'exécution. Mais Charlie continuait à babiller avec sérénité, rompant le cours de l'imagination pure par des échantillons d'horribles phrases qu'il se proposait d'employer. Je l'écoutai d'un bout à l'autre. C'eût été folie de laisser sa pensée rester en ses mains incapables, alors que je pouvais en tirer un tel parti. Pas tout ce qu'on en eût pu tirer, certes ; mais tout de même, tant !

— Qu'en dites-vous ? demanda-t-il enfin. Je pense intituler cela : l'Histoire d'un navire.

— Je crois l'idée assez bonne ; mais vous ne seriez pas en mesure de la traiter d'ici bien longtemps. Maintenant, je...

— Pourrait-elle vous servir ? En avez-vous envie ? Je serais si fier, dit Charlie vivement.

Il y a en ce monde peu de choses plus douées que l'admiration naïve, ardente, excessive et franche d'un homme plus jeune. Une femme même, au plus aveugle de la passion, n'emboîte pas l'allure de l'homme qu'elle adore, ne porte pas son chapeau à l'angle du sien et n'entrelarde pas son langage de ses jurons favoris. Et Charlie faisait tout cela. Il n'en fallait pas moins sauvegarder ma conscience avant de faire main basse sur les idées de Charlie.

— Faisons un marché. Je vous donne un fiver{2} de l'idée, lui dis-je.

Charlie redevint commis de banque instantanément :

— Oh ! c'est impossible. Entre camarades, vous savez, si j'ose ainsi vous appeler, et à mon point de vue d'homme du monde, je ne pourrais pas. Prenez l'idée si elle peut vous servir. J'en ai des tas d'autres.

Il en avait, — personne ne le savait mieux que moi, — mais c'étaient des idées de tout le monde.

— Prenez la chose comme affaire, conclue entre hommes du monde, répliquai-je. Cinq livres vous paieront je ne sais combien de bouquins de vers. Les affaires sont les affaires, et vous pouvez être sûr que je ne vous donnerais pas ce prix si...

— Oh ! si vous l'entendez de cette façon-là, dit Charlie visiblement ébranlé par la pensée des livres.

Le marché fut corsé d'une clause d'après laquelle à intervalles irréguliers Charlie m'apporterait toutes les idées qu'il possédait, aurait une table à lui pour écrire, et le droit incontesté de m'infliger tous ses poèmes et fragments de poèmes. Puis je dis :

— Maintenant, racontez-moi comment cette idée vous est venue.

— Elle m'est venue toute seule.

Et il écarquilla un peu les yeux.

— Oui, mais vous m'avez raconté sur le héros un tas de choses que vous avez dû lire déjà quelque part.

— Je n'ai pas le temps de lire, sauf quand vous me laissez rester ici ; le dimanche je suis à bicyclette ou sur la rivière toute la journée. Il n'y a rien qui cloche dans le héros, n'est-ce pas ?

— Redites-moi tout et je comprendrai clairement. Vous dites que votre héros s'en alla faire le pirate. Comment vivait-il ?

— Il était dans le premier pont de cette manière de navire dont je vous ai parlé.

— Quelle sorte de navire ?

— L'espèce qui marche au moyen de rames, et la mer jaillit par les trous des rames, et les hommes souquent assis dans l'eau jusqu'aux genoux. Et puis il y a un banc qui court entre les deux rangées de rames, et un surveillant un fouet à la main se promène d'un bout à l'autre du banc pour faire travailler les hommes.

— Comment savez-vous cela ?

— C'est dans le conte. Il y a une corde tendue à hauteur d'homme, amarrée au second pont, que le surveillant puisse saisir lorsque le bateau roule. Une fois, quand le surveillant manque la corde et tombe parmi les rameurs, rappelez-vous que le héros se met à rire et qu'il écope en conséquence.