Mais ce serait un excellent sujet à qui faire voir des choses. Une supposition maintenant, comme par jeu — je n'avais jamais vu Grish Chunder si excité — qu'on lui verse une flaque d'encre dans la main. Hein ! Qu'en pensez-vous ? Je vous dis que cet homme-là est capable de voir tout ce qu'un homme verra jamais. Je vais prendre l'encrier et le camphre. C'est un voyant, et il nous dira beaucoup, beaucoup de choses.

— Il peut bien être tout ce que vous dites, mais je ne me soucie pas de le confier à vos dieux et à vos diables.

— Cela ne lui fera aucun mal. À peine un peu d'abrutissement et de stupeur quand il s'éveillera. Vous avez déjà vu des garçons regarder dans l'encre ?

— C'est précisément pourquoi je ne tiens plus à le voir. Vous feriez mieux de vous en aller, Grish Chunder.

Il partit, insistant, jusqu'en bas de l'escalier, sur ce que je repoussais de gaieté de cœur mon unique chance d'interroger l'avenir.

Cela me laissait froid, le passé seul m'intéressait, et ce n'était pas de regarder loucher des enfants hypnotisés dans des miroirs ou des flaques d'encre qui m'aiderait dans cette voie. Mais une fois admis le point de vue de Grish Chunder, je lui payai tribut de sympathie.

— En voilà un gros diable noir ! dit Charlie lorsque je revins vers lui. Écoutez maintenant, je viens de finir un poème ; j'ai fait cela au lieu de jouer aux dominos après déjeuner. Puis-je lire ?

— Laissez-moi le lire tout seul.

— Alors vous perdrez l'expression juste. En outre vous faites toujours sonner ce que je fais comme si les rimes étaient toutes de travers.

— Lisez-le haut alors. Tous les mêmes !

Charlie me déclama son poème, et ce n'était guère pire que la moyenne de ses vers. Il avait lu ses livres religieusement, mais ne me remercia pas quand je lui dis que je préférais mon Longfellow non délayé de Charlie.

Puis nous reprîmes le manuscrit ligne par ligne. Charlie ripostait à chaque objection et à chaque correction par un :

— Oui, c'est peut-être mieux, mais vous ne voyez pas où j'en veux venir.

Charlie ressemblait, au moins par un côté, à un certain genre de poètes.

Il y avait un griffonnage au crayon sur le revers du papier.

— Qu'est cela ? dis-je.

— Oh ! ce ne sont pas des vers du tout. C'est quelque idiotie que j'ai écrite la nuit passée avant de me mettre au lit, et comme ça m'embêtait trop de chercher des rimes, j'en ai fait quelque chose en vers blancs à la place.

Voici les vers blancs de Charlie :

Nous avons peiné pour vous quand le vent était debout et les voiles carguées.

Ne nous délivrerez-vous jamais ?

Nous mangions du pain et des oignons quand vous preniez les villes, ou nous gagnions en courant le bord quand l'ennemi vous repoussait.

Les capitaines arpentaient le pont par le beau temps en chantant, mais nous étions en bas.

Nous tombions défaillants, le menton sur nos rames, et vous ne voyiez point que nous étions oisifs, car nous continuions à ballotter de-ci de-là.

Ne nous délivrerez-vous jamais ?

Le sel faisait les rames plus âpres que la peau du requin ; l'eau salée gerçait nos genoux jusqu'à l'os, nos cheveux nous collaient au front, nos lèvres fendues montraient nos gencives et vous nous fouettiez parce que nous ne pouvions plus ramer.

Ne nous délivrerez-vous jamais ?

Mais dans peu de temps nous fuirons par les écubiers comme l'eau fuit le long de la rame, et vous aurez beau dire aux autres de ramer après nous, vous ne nous reprendrez jamais, pas plus qu'on ne saisit ce que vanne la rame, ou qu'on ne garrotte les vents dans le creux de la voile. Aho !

Ne nous délivrerez-vous jamais ?

— Hem ! Qu'est-ce que c'est que « ce que vanne la rame », Charlie ?

— L'écume soulevée par les rames. C'est une chanson du genre de ce qu'ils auraient pu chanter dans la galère, vous savez. N'allez-vous donc jamais finir cette histoire et me donner ma part des profits ?

— Cela dépend de vous. Si vous m'aviez parlé un peu plus de votre héros la première fois que je vous en ai prié, elle serait finie à présent. Vos idées sont si vagues !

— Je n'ai besoin que de vous donner l'idée générale... les aventures, les escales, les coups, et pour le reste. Vous pouvez bien remplir les vides vous-même ? Faites sauver au héros une jeune fille prisonnière sur une galère de pirates et qu'il l'épouse ou fasse quelque chose.

— Vous êtes vraiment un collaborateur précieux. J'imagine que le héros a traversé quelques aventures avant de se marier.

— Eh bien ! faites-en un monstre d'astuce, une vilaine espèce d'homme — une sorte de politique qui s'en va faisant des traités et s'en moquant —, un gaillard à poil noir qui se cache derrière le mât quand on commence à se battre.

— Mais vous disiez l'autre jour qu'il était roux.

— Je n'ai pas pu dire cela. Faites-le noir, naturellement. Vous n'avez aucune imagination.

Étant donné que je venais précisément de découvrir en son intégrité le principe d'après lequel fonctionne cette demi-mémoire qu'on appelle faussement l'imagination, je me sentis en droit de rire, mais je me retins, à cause du conte.

— Vous avez raison. C'est vous l'imaginatif. Un gaillard brun, dans un navire ponté, n'est-ce pas ?

— Non, un navire sans pont — une sorte de grosse barque.

C'était à devenir fou.

— Voyons, votre navire est tout bâti, tout décrit : fermé et ponté, n'est-ce pas ? c'est vous-même qui l'avez dit ! protestai-je.

— Non, non, pas ce bateau-là. Celui-là n'était pas ponté ou seulement à moitié... Par Jupiter ! vous avez raison ! Vous m'avez fait penser au héros comme à un homme roux.