Naturellement, s'il était roux, c'est que le navire n'avait pas de pont et portait des voiles peintes...

Sûrement, pensai-je, il va se rappeler maintenant qu'il a servi dans deux galères au moins — une grecque à trois ponts sous les ordres du « politique » brun, et aussi dans un « serpent de mer » de Viking, non ponté, sous les ordres d'un homme « roux comme un ours rouge », qui était allé au Markland. Le diable me poussa à parler.

— Pourquoi « naturellement », Charlie ? dis-je.

—Je ne sais pas. Vous moquez-vous de moi ?

Le fil était brisé pour le moment. Je pris un calepin et feignis d'y inscrire un tas de choses.

— C'est un plaisir de travailler avec un garçon d'imagination comme vous, dis-je au bout d'un instant. La manière dont vous êtes arrivé à dégager le caractère de votre héros est tout simplement étonnante.

— Croyez-vous ? répondit-il en rougissant de plaisir. Je me dis souvent qu'il y a en moi plus de choses que ma mé... que l'on pense.

— Il y a énormément de fond en vous.

— Eh bien, voulez-vous que j'envoie au Tit Bits un essai sur les mœurs des commis de banque, afin de gagner le prix d'une guinée ?

— Ce n'est pas tout à fait ce que je voulais dire, mon vieux ; il vaudrait peut-être mieux attendre un peu et pousser l'histoire de la galère.

— Oui, mais ce ne sera pas signé, tandis que Tit Bits publierait mon nom et mon adresse si je gagne. Pourquoi faites-vous la grimace ? Je vous assure.

— Je le sais. Si vous alliez faire un tour ? J'ai besoin de consulter mes notes au sujet de notre histoire.

Donc, ce très répréhensible jouvenceau, qui, légèrement froissé, me quittait à cette minute, pouvait, à la rigueur, avoir appartenu à l'équipage de l'Argo, — et certainement avait été l'esclave ou le camarade de Thorfin Karlsefne. C'est pourquoi il s'intéressait profondément au concours à une guinée le prix. Me rappelant ce que Grish Chunder m'avait dit, je me mis à rire tout haut. Les Maîtres de la Vie et de la Mort ne laisseraient jamais Charlie parler de son passé en pleine connaissance de cause et il me fallait rapiécer ce qu'il m'avait dit, au moyen de mes pauvres inventions, tandis qu'il écrivait sur les mœurs des commis de banque.

Je réunis toutes mes notes et en fis une liasse ; je les relus : le résultat n'avait rien de réjouissant. Pas une chose qui ne pût avoir été complétée de seconde main dans les livres d'autres gens — sauf, peut-être, l'histoire du combat dans le port. Les aventures d'un Viking avaient été contées déjà bien des fois ; l'histoire d'un esclave de galère grecque n'était pas nouvelle, et, à supposer que j'écrivisse l'une et l'autre, qui pourrait donc récuser ou confirmer l'exactitude de mes détails ? Autant raconter une histoire à survenir dans deux mille ans. Les Maîtres de la Vie et de la Mort étaient bien aussi rusés que me l'avait fait entendre Grish Chunder. Ils ne laisseraient échapper rien qui pût troubler ou tranquilliser les esprits des hommes. Bien que persuadé de tout cela, je ne me décidais pas pourtant à laisser là le conte. Je passai de l'exaltation à la réaction, non pas une fois, mais vingt, dans les semaines qui suivirent. Mes humeurs varièrent avec le soleil de mers et la fuite des nuages. La nuit, ou dans la beauté d'une matinée de printemps, je sentis que je pourrais l'écrire, ce conte, et bouleverser des continents. Par les après-midi de pluie et de vent, je constatai qu'on pouvait bien écrire le conte, mais qu'il ne vaudrait, en résumé, rien de plus que ces bibelots maquillés, à fausse patine, fardés de rouille artificielle, qu'on fabrique dans Wardour Street. Alors j'envoyai Charlie à tous les diables, bien que ce ne fût pas sa faute.

Il semblait s'occuper beaucoup de concours littéraires, et je le voyais de moins en moins à mesure que les semaines s'écoulaient, tandis que la terre s'entrouvrait, mûre pour la venue du printemps, et que les bourgeons gonflaient leurs gaines ; Il ne se souciait plus de lire ou de parler de ses lectures, et le timbre de sa voix avait un ton d'assurance nouvelle. Je ne me souciais guère davantage de lui rappeler la galère quand nous nous rencontrions, mais il saisissait toutes les occasions d'y faire allusion, toujours comme à une histoire dont on pouvait tirer de l'argent.

— Je crois que je mérite bien vingt-cinq pour cent au moins, n'est-ce pas ? disait-il avec sa belle franchise. J'ai fourni toutes les idées, n'est-il pas vrai ?

Cette âpreté au gain montrait un nouveau côté de son caractère. Elle s'était développée sans doute dans la Cité où Charlie ramassait aussi le curieux nasillement traînard du « cityman » sans éducation.

— Quand la chose sera faite, nous en causerons. Je ne peux rien en tirer à présent. Le héros roux comme le héros brun sont également intraitables.

Il était assis près du feu, les yeux fixés sur les charbons incandescents.

— Je ne peux pas comprendre, moi, ce que vous trouvez là de difficile. C'est aussi clair qu'eau de roche, pour moi, répliqua-t-il.

Un jet de gaz fusa entre les grilles, s'alluma et siffla doucement.

— Supposez que nous commencions par les aventures du héros roux, à partir du moment où il arriva du Sud sur ma galère, la captura et fit voile vers les Grèves.

J'en savais trop maintenant pour interrompre Charlie. Plume et papier étaient hors de portée, et je n'osais pas bouger pour y atteindre, de peur de briser le fil. Le jet de gaz palpita, sembla hennir, la voix de Charlie tomba presque au diapason d'un murmure, et il raconta une histoire de galère non pontée faisant voile vers Furdurstrandi, de couchers de soleil en pleine mer, aperçus chaque soir sous la courbe de l'unique voile, quand l'éperon de la galère entaillait le centre du disque à demi sombré, et :

— Nous mettions le cap là-dessus, car nous n'avions pas d'autre guide, dit Charlie.

Il parla d'une île où on avait atterri, et d'explorations dans les bois de cette île, où l'équipage tua trois hommes qu'ils trouvèrent endormis sous les pins.