Arrive le bateau, et Dowse se met à crier : « Ne venez plus par ici pour me fiche des raies dans la tête ! Faites le tour par Ombay et laissez-moi tranquille. » Quelqu'un regarde par-dessus le plat-bord, lance une banane à Dowse, et c'est tout. Dowse s'assoit au fond du bateau et se met à pleurer toutes les larmes de son corps. Puis il dit : « Challong, pourquoi est-ce que je pleure ? » et tous deux remontent au phare de Wurlee avec la demi-marée.

« Challong, dit-il, il y a trop de trafic par ici, et c'est pourquoi, l'eau est rayée comme cela. C'est les jonques, les bricks et les steamers qui en sont cause », qu'il dit ; et tout le temps qu'il parlait, il pensait : « Mon Dieu, mon Dieu, quel crétin d'idiot je fais ! » Challong ne disait rien parce qu'il ne pouvait pas parler un mot d'anglais, sauf pour dire Dam{20}, et il le disait là où vous et moi dirions « oui ». Dowse était couché sur le plancher du phare, l'œil à la fente, et il voyait les raies d'eau limoneuse filer au-dessous, et il ne dit plus un mot jusqu'à la pleine mer, à cause que les raies lui liaient la langue à ces moments-là. À la pleine mer, il dit : « Challong, il nous faut baliser ce chenal à cause des épaves », et il lève ses mains plusieurs fois, en faisant signe que des douzaines d'épaves se baladaient dans le chenal, et Challong dit : Dam.

Ce même après-midi, lui et Challong rament jusqu'à Wurlee, le village dans les bois, qui avait donné son nom au phare, et ils achètent des cannes — des piles et des piles de cannes, et du filin de caire, du gros, du fin, toutes les sortes —, et ils se mettent à fabriquer des flotteurs de bois carrés en amarrant les cannes ensemble. Dowse prétend qu'il passa plus de temps qu'il ne fallait pour construire ces flotteurs, parce qu'il prenait plaisir aux coins, rapport qu'ils étaient carrés, tandis que les raies dans sa tête couraient toujours en long. Il amarra les cannes ensemble, en croix ou en travers — n'importe comment, excepté en long — et cela fit des flotteurs de douze pieds carrés, comme des radeaux. Puis il dressa au milieu de chacun un bambou de douze pieds ou un faisceau de cannes, au sommet duquel il amarra un grand W de six pieds de haut, tout fait avec des cannes ; après quoi il barbouilla le flotteur en vert sombre et le W en blanc, comme on peint les bouées de naufrage. À eux deux, ils construisirent une bonne douzaine de ces bouées de naufrage d'un nouveau genre, et ce fut l'affaire de deux mois. Il n'y avait pas grand trafic à cause qu'on approchait de la mousson, mais le peu qu'il y avait, Dowse jurait après, et les raies dans sa tête couraient avec les marées comme d'habitude.

Chaque jour, sitôt une bouée prête. Challong la sortait, ensemble avec un gros caillou et un grappin de bambou, dans la prao à moitié sombrée, et mouillait le tout en plein chenal. Il faisait cela le jour ou la nuit, et Dowse pouvait le voir, par les nuits claires, lorsque la mer luisait, grimper sur les bouées, tout dégouttant d'eau phosphorescente. Elles furent toutes mises en place, au nombre de douze, par dix-sept brasses d'eau, pas en ligne droite, à cause d'un banc bien connu qui se trouve là, mais de biais et par deux, l'une derrière l'autre, la plupart au milieu du chenal. Il faut tenir le milieu de ces courants de Java, car les courants le long de la côte sont tous différents, et, dans les endroits resserrés, on n'a pas le temps de donner un coup de roue qu'on se trouve le nez à l'envers, raclant les rochers et les bois. Dowse connaissait cela comme le premier capitaine venu. Pareillement il savait qu'aucun capitaine n'oserait passer au milieu d'épaves non portées sur les cartes, et par un courant de six nœuds. Il m'a dit qu'il restait là, étendu à côté du phare, à regarder ses bouées danser et plonger d'amitié avec le flot ; et ce mouvement lui faisait du bien parce que c'était autre chose que celui des raies dans sa tête.

Trois semaines après qu'il avait terminé son ouvrage, voilà un steamer qui arrive par les détroits de Loby Toby avec intention de déboucher dans la mer de Florès avant la nuit. Il le vit ralentir, puis faire machine en arrière. Alors un homme, puis un autre, montent sur le pont, et il voit qu'il y a grand palabre, et que le flot entraîne le steamer droit sur ses bouées. Après cela le steamer vire de bord et s'en retourne vers le Sud. Et Dowse faillit se tuer à force de rire. Mais quelques semaines plus tard, une couple de jonques arrivent du Nord, voguant de conserve, bras dessus bras dessous, comme vont les jonques. Il ne faut pas peu de chose pour faire comprendre à un Chinois qu'il y a du danger. Ces jonques prirent le courant en plein et enfilèrent le chenal au beau milieu des bouées, au train de dix nœuds à l'heure, les matelots soufflant dans des cornes et frappant sur des pots d'étain tout du long. Cela mit Dowse fort en colère, lui qui s'était donné tant de mal pour bloquer le chenal. Aucun bateau ne passe le détroit de Florès la nuit, mais il sembla à Dowse que si des jonques avaient fait cela dans le jour, Dieu sait si un steamer n'allait pas bousculer ses bouées dans l'obscurité ; et il envoya Challong tendre une corde de caire entre trois des bouées au milieu du chenal, et il fixa à cette corde des feux libres faits d'une mèche de caire trempée dans l'huile. Les marées étaient les seules choses à bouger dans ces mers, car l'air y est d'un calme de mort jusqu'à ce qu'il se mette à venter, et alors ça souffle à vous arracher les cheveux de la tête. Challong entretint ces feux chaque nuit après celle où les jonques avaient montré tant d'impudence — quatre feux sur près d'un quart de mille, suspendus à la corde dans des marmites de fer, et, quand ils étaient allumés (le caire brûle bien, tout à fait comme une mèche de lampe), le chenal semblait plus fou que tout au monde. D'abord il y avait le phare de Wurlee, puis ces quatre feux baroques qui ne pouvaient pas être des feux flottants, car ils brillaient juste au ras de l'eau ; et derrière, à vingt milles, le plus gros feu de tous, la pointe rouge du vieux Loby Toby.