Il est enchaîné à son aviron comme de juste... le héros.

— Comment est-il enchaîné ?

— Au moyen d'une bande de fer autour de la taille, fixée au banc sur lequel il est assis, et d'une sorte de menotte au poignet gauche qui l'attache à l'aviron. Il est dans le premier pont, là où l'on envoie les plus mauvais sujets, et il ne vient de lumière que par les écoutilles et par les trous des avirons. Ne voyez-vous pas la lumière du soleil qui filtre entre le manche et le trou, et papillonne au gré des mouvements du navire ?

— Je vois, mais je ne puis imaginer comment vous l'imaginez vous-même.

— Comment se pourrait-il autrement ? Maintenant, écoutez-moi. Les longues rames, sur le pont supérieur, sont manœuvrées par quatre hommes à chaque banc, au deuxième pont par trois, et tout à fait au fond par deux. Rappelez-vous qu'il fait nuit noire dans le faux pont et que tous les hommes y deviennent fous. Lorsqu'un homme meurt à son banc dans ce pont-là, on ne le jette pas par-dessus bord, mais on le dépèce dans ses chaînes et on le fait passer de force par le trou de la rame, en petits morceaux.

— Pourquoi ? demandai-je, abasourdi moins du renseignement que du ton d'autorité sur lequel il était lancé.

— Pour épargner la peine et faire peur aux autres. Il faut deux surveillants pour traîner un cadavre jusqu'au troisième pont, et si on laissait seuls les hommes qui sont aux rames dans les entreponts, ils s'arrêteraient naturellement de ramer et essaieraient d'arracher les bancs en se levant tous ensemble dans leurs chaînes.

— Vous avez l'imagination la plus prévoyante. Où avez-vous lu des récits de galères et de galériens ?

— Nulle part, que je me souvienne. Je canote un peu quand j'en trouve l'occasion. Mais peut-être, puisque vous le dites, j'ai bien pu lire quelque chose.

Il s'en alla peu après trouver des libraires, et je restai à me demander comment un commis de banque âgé de vingt ans se trouvait à même de m'offrir, avec un tel luxe de détails, tous donnés en parfaite assurance, une pareille histoire d'extravagante et sanguinaire aventure, d'orgie, de piraterie et de mort, sur les flots de mers inconnues. Il avait mené son héros en une danse furieuse et désespérée, des péripéties d'une révolte contre la chiourme au commandement d'un navire à lui et enfin à l'établissement d'un royaume dans une île « quelque part sur la mer, vous savez », et, ravi de mes cinq misérables livres sterling, il était allé acheter des idées d'autres hommes, afin que ceux-ci lui apprissent à écrire. Il me restait la consolation de savoir que cette donnée était mienne par droit d'achat, et je pensais pouvoir en faire quelque chose.

Quand il revint me voir, il était ivre — royalement ivre de maints poètes qui se révélaient à lui pour la première fois. Il avait les pupilles dilatées, il bousculait ses mots, et il se drapait dans les citations — comme un mendiant s'envelopperait dans la pourpre des empereurs. Par-dessus tous les autres, il était ivre de Longfellow.

— N'est-ce pas splendide ? N'est-ce pas superbe ? s'écriait-il, après un rapide bonjour. Écoutez ceci :

Wouldst thou — so the helmsman answered,

Know the secret of the sea ?

Only those who brave its dangers

Comprehend its mystery{3}.

Crédié.

Only those who brave its dangers

Comprehend its mystery.

répétait-il vingt fois, en marchant de long en large dans la chambre. Il m'avait oublié.

— Mais moi aussi je peux le comprendre, disait-il se parlant à lui-même. Je ne sais comment vous remercier de ce « fiver ». Et ceci, écoutez :

I remember the black wharves and the slips

And the sea-tides tossing free ;

And the Spanish sailors with bearded lips,

And the beauty and mystery of the ships,

And the magic of the sea.{4}

Je n'ai jamais bravé de dangers, mais il me semble que je sais tout ça.

— Vous paraissez certainement posséder la mer. L'avez-vous jamais vue ?

— Quand j'étais petit, je suis allé une fois à Brighton. N'empêche que nous habitions Coventry avant de venir à Londres. Je ne l'ai jamais vue...

When descends on the Atlantic

The gigantic

Storm-wind of the Equinox.{5}

Il me secoua par l'épaule pour me faire comprendre quelle passion le secouait lui-même.

— Quand cette tempête arrive, continua-t-il, je crois que toutes les rames du navire dont je vous parlais se rompent, et les rameurs ont la poitrine défoncée par les poignées des rames qui ruent. À propos, avez-vous tiré déjà quelque chose de mon idée ?

— Non, j'attendais que vous m'en reparliez. Dites-moi comment, diable ! vous êtes si sûr de l'aménagement de ce navire. Vous n'y connaissez rien en bateaux.

— Je ne sais pas. Cela me semble aussi réel que n'importe quoi jusqu'au moment où j'essaie d'écrire. J'y pensais justement dans mon lit la nuit dernière, vous m'aviez prêté Treasure Island{6} ; et j'ai arrangé une masse de nouvelles choses à mettre dans l'histoire.

— Quelle sorte de choses ?

— À propos de la nourriture que les hommes mangeaient : des figues pourries, des haricots noirs, et du vin dans une outre en peau, qu'on passait d'un banc à l'autre.

— Le navire existait donc il y a si longtemps que cela ?

— Que quoi ? je ne sais pas s'il y a longtemps ou non : ce n'est qu'une idée, mais cela me semble parfois tout aussi exact que si c'était arrivé. Est-ce que cela vous ennuie que j'en parle ?

— Pas le moins du monde. Avez-vous trouvé autre chose encore ?

— Oui, mais c'est absurde.

Charlie rougit un peu.

— Cela ne fait rien ; racontez.

— Eh bien, je pensais à l'histoire, et, au bout d'un moment, je me suis levé pour écrire sur un morceau de papier les machines que les hommes auraient pu graver — une supposition — sur leurs rames avec l'angle de leurs menottes. Cela semblait donner à la chose plus apparence de vie.