Puis, nos rameurs, sur le côté gauche, — attachés aux rames, vous savez, — commencèrent à hurler et à scier pour faire tourner le bateau. Je pouvais entendre l'eau grésiller, nous virions comme un hanneton, et je compris, couché où j'étais, qu'il venait une galère droit sur nous pour nous couler à l'éperon par le flanc gauche. Je pouvais juste assez soulever la tête pour voir sa voile au-dessus du bordage. Nous voulions la recevoir proue à proue, mais il était trop tard. Nous ne pouvions que tourner un peu parce que la galère à notre droite s'était collée à nous et nous empêchait de bouger. Et alors, crédié ! quel choc ! Nos rames de gauche commencèrent à se casser au fur et à mesure que l'autre galère, celle qui arrivait, vous savez, enfonçait son nez dedans. Alors les rames de l'entrepont jaillirent à travers les planches du pont, le manche en avant, et l'une d'elles sauta en l'air et vint retomber tout près de ma tête.
— Comment cela était-il arrivé ?
— L'avant de la galère en marche les refoulait à travers leurs propres trous, et j'entendais un potin du diable dans les entreponts au-dessous. Alors, son nez nous prit presque par le milieu, et nous penchâmes de côté, et les hommes de la galère de droite détachèrent leurs grappins et leurs cordes, et lancèrent des choses sur notre pont, — des flèches, de la poix chaude ou quelque chose qui brûlait, et nous montions, nous montions, plus haut, toujours plus haut, sur la gauche, et le côté droit plongeait, et je tordis le cou pour regarder, et je vis l'eau rester immobile comme elle surplombait le bordage de droite, puis elle se recourba et s'écroula avec fracas sur nous tous à droite, et je sentis le choc sur mon dos, et je m'éveillai.
— Une minute, Charlie. Lorsque la mer surplomba le bordage, à quoi ressemblait-elle ?
J'avais mes raisons pour faire cette question. Un homme de ma connaissance avait sombré une fois avec son navire, à la suite d'une voie d'eau, dans un calme, et avait vu le niveau de l'eau hésiter un instant avant qu'elle tombât sur le pont.
— Cela avait l'air d'une corde de banjo tendue à rompre, et cela semblait demeurer là des siècles, dit Charlie.
Exactement ! L'autre avait dit : « C'était comme un fil d'argent posé le long du bordage, et je croyais qu'il ne casserait jamais. » Il avait payé de tout ce qu'il possédait, à la vie près, ce petit renseignement sans valeur, et j'avais franchi dix mille longues lieues afin d'acquérir de sa bouche cette information de seconde main. Mais Charlie, le commis de banque à vingt-cinq shillings par semaine, qui n'avait jamais perdu de vue une route départementale, savait tout cela. La pensée qu'une fois, au cours de ses existences, il eût été forcé de mourir pour ses acquisitions ne suffit pas à me consoler. Moi aussi je devais être mort des douzaines de fois, mais les portes, derrière moi qui aurais pu faire usage de ma science, les portes étaient closes.
— Et alors ? dis-je en essayant de chasser le démon de l'envie.
— Le plus drôle, pourtant, c'est que, au milieu de tout ce vacarme, je ne ressentais ni étonnement ni peur. Il me semblait que j'avais assisté déjà à pas mal de combats parce que je l'avais dit à mon voisin lorsque le branle-bas commença. Mais ce voyou de surveillant, à mon entrepont, ne voulait pas défaire nos chaînes et nous laisser une chance de nous en tirer. Il disait toujours qu'on nous mettrait tous en liberté après une bataille, mais cela n'arrivait jamais, cela n'arrivait jamais !
Charlie secoua la tête d'un air triste.
— Quelle canaille !
—Je vous crois. Il ne nous donnait jamais assez à manger, et quelquefois nous avions si soif que nous buvions de l'eau salée. J'ai encore le goût de cette eau salée dans la bouche.
— Dites-moi maintenant quelque chose du port où le combat fut livré.
— Je n'ai rien rêvé là-dessus. Je sais, cependant, que c'était un port ; car nous étions attachés à un anneau contre un mur blanc, et toute la surface de la pierre, sous l'eau, était couverte de bois pour empêcher notre éperon de s'érafler quand la marée nous faisait rouler.
— Ça, c'est curieux. Notre héros commandait la galère, n'est-ce pas ?
— Un peu ! Il se tenait à l'avant et criait comme un drille. C'est lui qui tua le surveillant.
— Mais vous vous êtes noyés tous ensemble, Charlie, n'est-ce pas ?
—Je ne peux pas bien ajuster ça, dit-il avec un regard perplexe. La galère dut couler corps et biens, et cependant j'ai idée que le héros continua à vivre par la suite. Peut-être il grimpa dans le navire abordeur. Je ne pouvais pas voir cela naturellement, j'étais mort, vous savez.
Il eut un petit frisson et protesta qu'il ne se rappelait plus rien.
Je ne le pressai pas davantage, mais, pour m'assurer qu'il demeurait ignorant du fonctionnement de son propre cerveau je lui mis tout à trac entre les mains la Transmigration de Mortimer Collins, lui donnant un aperçu du plan avant qu'il ouvrît le livre.
— Quel fatras ! dit-il avec franchise, au bout d'une heure. Je ne comprends rien à toutes ces niaiseries au sujet de Mars la planète rouge, et du Roi, et de tout le reste. Repassez-moi le Longfellow.
Je lui tendis le livre, et me mis en devoir d'écrire tout ce que je pouvais me rappeler de sa description de combat naval, faisant appel à lui de temps en temps pour obtenir confirmation d'un fait ou d'un détail. Il répondait sans lever les yeux du livre, avec autant d'assurance que si tous ses souvenirs étaient couchés là, sous ses yeux, sur la page imprimée. Je parlais au-dessous du diapason normal de ma voix, afin de ne pas rompre le fil, et je savais qu'il n'avait pas conscience de ce qu'il disait, car ses pensées étaient ailleurs, sur la mer, avec Longfellow.
— Charlie, demandai-je, quand les rameurs se mutinèrent sur les galères, comment tuèrent-ils leurs surveillants ?
— En arrachant les bancs et en leur cassant la tête. Cela arriva par une grosse mer. Un surveillant du dernier pont glissa de la planche centrale et tomba parmi les rameurs.
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