Instruit désormais de ce que ce garçon avait été au cours de ses vies passées, et tenant avec l'anxiété du désespoir à ne point perdre un mot de son babil, je ne pus lui cacher mon respect et mon intérêt. Il les interpréta tous deux en respect pour l'âme actuelle de Charlie Mears, à qui la vie apparaissait aussi neuve qu'aux yeux d'Adam lui-même, et en intérêt pour ses lectures. Alors il mit ma patience à bout en me récitant des vers, non plus maintenant les siens, mais ceux des autres. Je souhaitai voir tous les poètes d'Angleterre effacés dans la mémoire des hommes. Je blasphémai les plus grands noms de la lyre parce qu'ils avaient entraîné Charlie hors du chemin de la narration directe ; mais j'étouffai mon impatience jusqu'à ce que le premier flot d'enthousiasme se fût dépensé et que le jeune homme revînt à ses rêves.

— À quoi bon vous dire ce que, moi, je pense, alors que ces gaillards-là ont écrit pour les anges ? grommela-t-il un soir. Pourquoi n'écrivez-vous pas quelque chose comme eux ?

— Je ne crois pas que vous me traitiez très équitablement, dis-je, en m'efforçant de me contenir.

— Je vous ai donné l'histoire, répondit-il sèchement, en se replongeant dans Lara.

— Mais je veux les détails.

— Les choses que j'imagine à propos de ce sacré bateau que vous appelez une galère ? Rien de plus facile. Vous pouvez aussi bien les inventer vous-même. Levez un peu le gaz, je veux continuer à lire.

Je lui aurais cassé le globe du bec de gaz sur la tête pour son étonnante stupidité. Certes, j'aurais pu inventer les choses moi-même, si j'avais seulement su ce que Charlie ne savait pas qu'il savait. Mais puisque les portes étaient fermées derrière moi, je ne pouvais qu'attendre son juvénile plaisir et m'efforcer de le tenir en égale humeur. Hors de mes gardes pour une minute, je m'exposais à gâter une révélation inappréciable. De temps en temps il jetait ses livres de côté, — il les gardait dans mon appartement, car sa mère se fût offusquée de tant de bon argent gâché si elle les avait aperçus, — et il se lançait dans ses rêves de la mer. Je maudissais de nouveau tous les poètes de l'Angleterre. L'intelligence trop plastique du commis de banque avait été surchargée, barbouillée, déformée par ses lectures, et il en résultait dans l'expression une confusion inextricable de voix différentes assez pareilles aux murmures et aux bourdonnements d'un téléphone de la Cité aux heures les plus affairées du jour.

 

Il parlait de la galère — sa propre galère et il n'en savait rien ! — avec des images empruntées à la Fiancée d'Abydos. Il soulignait les aventures de son héros de citations du Corsaire, et panachait le tout des réflexions morales, profondes et désespérées, tirées de Caïn et de Manfred, assuré que je les emploierais toutes. C'est seulement quand la conversation tombait sur Longfellow que les contre-courants taisaient leur cacophonie, et je savais que Charlie disait la vérité telle qu'il s'en souvenait.

— Que pensez-vous de ceci ? — dis-je un soir, aussitôt que je compris le médium où sa mémoire fonctionnait le mieux.

Et, avant qu'il pût s'y opposer, je lui lus presque tout entière la Saga du roi Olaf.

Il écouta bouche bée, du sang au visage, tandis que ses mains battaient du tambour sur le dos du sofa où il était assis, jusqu'à ce que j'arrivasse à la chanson de Einar Tamberskelver et aux vers :

Einar, then the arrow taking

From the loosened string,

Answered : That was Norway breaking

'Neath thy hand. O King{7}.

Il haletait de pur ravissement dans la caresse du rythme.

— C'est mieux que du Byron, un peu ? risquai-je.

— Mieux ! Mais c'est vrai ! Comment pouvait-il savoir ?

Je repris un passage antérieur :

What was that ? said Olaf, standing

On the quarter-deck,

Something heard I like the stranding

Of a shattered wreck{8}.

— Comment pouvait-il savoir la manière dont un bateau touche, les rames qui ripent et font z-zzp tout le long de la ligne ? Mais rien que la nuit dernière... Non, continuez, je vous prie, et relisez « The Skerry of Shrieks ».

— Non, je suis fatigué. Causons. Qu'est-il arrivé la nuit dernière ?

—J'ai fait un rêve affreux au sujet de notre galère. J'ai rêvé que je me noyais pendant un combat. Vous comprenez, nous avions abordé un autre bateau dans le port. Il faisait calme plat, sauf où nos rames fouettaient l'eau. Vous savez où je suis toujours assis dans la galère ?

Il parlait avec hésitation d'abord, en proie à cette crainte naturelle à tout bon Anglais : faire rire de lui.

— Non. C'est tout nouveau pour moi, répondis-je humblement, tandis que mon cœur se mettait à battre.

— À la quatrième rame à partir de l'avant, à droite, sur le troisième pont. Nous étions quatre à cette rame, tous enchaînés. Je me rappelle comme je guettais l'eau en essayant d'enlever mes menottes avant que ça se mît à chauffer. Puis, nous nous collons à l'autre navire, et tous leurs combattants sautent par-dessus nos bordages, mon banc se casse, et je me trouve cloué par terre, mes trois compagnons sur moi, et la grosse rame prise et coincée sur nos quatre dos, en travers.

— Eh bien ?

Les yeux de Charlie étincelaient. Il regardait le mur derrière ma chaise.

— Je ne sais pas comment on se battit. Les hommes me piétinaient partout le dos et je me faisais petit.