Voulez-vous m'attendre, nous pourrions déjeuner quelque part ensemble ? J'ai une idée de poème.
— Non, merci. Je m'en vais. Vous êtes sûr de ne rien savoir des Skrœlings ou autres ?
— Non, à moins qu'on l'ait inscrit pour le Liverpool Handicap.
Il fit un signe de tête et disparut dans la foule.
Or il est écrit, dans la Saga d'Eric le Rouge et celle de Thorfin Karlsefne, qu'il y a neuf cents ans, lorsque les galères de Karlsefne vinrent aux échoppes de Leif, que Leif avait bâties sur la terre inconnue appelée Markland, c'est Rhode-Island ou une autre selon les avis, les Skrœlings — et Dieu sait ce que ceux-là aussi pouvaient être ou non — vinrent pour trafiquer avec les Vikings, et s'enfuirent effrayés par les mugissements du bétail que Thorfin avait amené avec lui dans les navires. Mais que diable un esclave grec pouvait-il savoir de cette affaire ? Je flânai par les rues, tâchant de démêler ce mystère, mais plus j'y réfléchissais, plus il devenait irritant. Une seule chose me semblait sûre et cette certitude un instant me coupa la respiration. Le moins que je pusse connaître si j'en venais à approfondir quoi que ce fût, ce n'est pas une seule des vies de l'âme qui habitait le corps de Charles Mears, mais une demi-douzaine — une demi-douzaine d'existences, distinctes et séparées, vécues sur l'eau bleue dans le matin du monde.
Puis je repassai la situation.
Évidemment, si je faisais usage de ma science, je restais seul et inégalable jusqu'à ce que tous les hommes fussent aussi instruits que moi-même. Ce serait quelque chose, mais, homme, j'étais ingrat. Il semblait d'une injustice amère que la mémoire de Charlie me fît défaut au moment où j'en avais le plus besoin. Puissances du ciel ! — je levais les yeux vers sa voûte, à travers brume et fumée —, les Maîtres de la Vie et de la Mort savaient-ils ce que cela signifiait pour moi ? Rien moins qu'une gloire éternelle et du meilleur acabit, la gloire qu'un seul crée et qu'un seul partage. Je me serais contenté — je me rappelai Clive et restai confondu de ma propre modération —, je me serais contenté du droit d'écrire une seule nouvelle, de parfaire une petite contribution à la littérature légère de l'époque. Que Charlie, pendant une heure — pendant soixante pauvres minutes — pût se remémorer sans contrainte des existences qui embrassaient une période de mille années — j'abandonnerais tout profit et gloire sur ce que je pourrais tirer de sa parole. Je ne prendrais aucune part à l'agitation générale qui s'ensuivrait en ce coin particulier de la terre qui s'appelle « le monde ». La chose serait publiée sous le voile de l'anonyme. Bien plus, je ferais croire à d'autres que c'étaient eux qui l'avaient écrite. Ils loueraient des agents, des Anglais coriaces, sans pudeur de réclame personnelle, pour la mugir à l'univers. Des prêcheurs fonderaient sur cette base une nouvelle règle de vie, avec force serments que c'était du neuf et qu'ils avaient soustrait enfin l'espèce humaine à l'épouvante de la mort. Tous les orientalistes d'Europe la patronneraient avec abondance au moyen de textes en langue sanscrite ou pali. Des femmes terribles inventeraient des variantes malpropres au dogme tel que professé par les hommes, pour la plus grande élévation de leurs sœurs. Églises et religions en feraient un champ de guerre. J'entrevis, de l'instant où je hélai un omnibus à celui où il s'ébranla pour repartir, les querelles qui s'élèveraient d'entre une demi-douzaine de sectes étiquetées, professant toutes « la doctrine de la Vraie Métempsycose dans ses applications au monde et à l'Ère nouvelle » ; — et je vis, en outre, les respectables gazettes anglaises s'effarouchant, comme des génisses émues, devant la belle simplicité du récit. L'esprit humain, d'un bond, franchissait cent — deux cents — mille années. Je pressentis avec douleur les hommes qui éplucheraient et mutileraient l'histoire ; les croyances rivales qui la bouleverseraient à l'envers, jusqu'à ce que, en dernier ressort, le monde occidental, qui se cramponne plus étroitement à la crainte de la mort qu'à l'espoir de la vie, la reléguât au rang de superstition intéressante et s'emballât sur la piste de quelque foi depuis si longtemps oubliée qu'elle en paraîtrait nouvelle. Là-dessus, je changeai les termes du marché à conclure avec les Maîtres de la Vie et de la Mort. Le loisir seulement de connaître, d'écrire cette histoire en parfaite assurance que je transcris la vérité, et je brûlerais le manuscrit en holocauste solennel. Cinq minutes après la dernière ligne écrite, je détruirais le tout. Mais on me devrait de me laisser l'écrire en confiance absolue.
Il n'y eut pas de réponse. Les couleurs flamboyantes d'une affiche de l'Aquarium attirèrent mes yeux, et je me demandai s'il serait sage ou prudent de livrer Charlie par surprise aux mains du magnétiseur en vogue, et si sous son influence il parlerait de ses existences passées. S'il le faisait, et qu'on y ajoutât foi... Mais Charlie s'intimiderait ou s'effarerait, à moins que la vanité des interviews le rendît insupportable. Dans l'un ou l'autre cas, il commencerait à mentir par crainte ou par vanité.
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