C'est en mes mains qu'il était le plus sûr.
— Ce sont de bien drôles de toqués, vos Anglais, dit une voix à mon oreille.
Me retournant, je me trouvai en face d'une connaissance de hasard, un jeune Bengali, étudiant en droit, appelé Grish Chunder, que son père avait envoyé en Angleterre pour y devenir civilisé. Le vieux était un fonctionnaire indigène en retraite qui, sur un revenu de cinq livres par mois, s'arrangeait pour donner à son fils deux cents livres par an, et toute liberté de mordre à même au gâteau en une ville où il pouvait se dire cadet de maison royale et raconter des histoires sur la brutalité des bureaucrates de l'Inde, dont la coutume est de moudre le visage des pauvres.
Grish Chunder était un jeune Bengali, gras, replet, vêtu avec une recherche scrupuleuse, en redingote, chapeau haut de forme, pantalon clair et gants fauves. Mais je l'avais connu au temps où le brutal gouvernement indien lui payait son éducation universitaire, où il frondait dans les prix doux le long des colonnes du Sachi Durpan{10}, tout en nouant des intrigues avec les femmes de ses camarades, maris de quatorze ans.
— Cela est très drôle et très absurde, dit-il, en désignant l'affiche d'un mouvement de tête. Je descends au Northbrook Club. Venez-vous aussi ?
Je l'accompagnai quelques instants.
— Vous ne paraissez pas bien, dit-il. Qu'est-ce que vous avez ? Vous ne parlez pas.
— Grish Chunder, vous avez reçu une trop bonne éducation pour croire en Dieu, n'est-ce pas ?
— Ah ! oui, ici ! Mais quand je rentrerai chez moi, il me faudra faire des concessions à la superstition populaire, accomplir les cérémonies de purification, et mes femmes oindront les idoles.
— Et on pendra du tulsi{11}, et on fêtera le purohit, et on vous réintégrera dans votre caste, où l'on refera un bon khultri de vous, hardi libre penseur que vous êtes. Et vous mangerez des aliments desi, et vous aimerez l'ensemble de tout cela, depuis l'odeur de la cour jusqu'à l'huile de moutarde qui vous couvrira.
— Je l'aimerai beaucoup, dit Grish Chunder ingénument. Une fois Hindou... toujours Hindou. Mais j'aimerais savoir ce que les Anglais pensent qu'ils savent.
— Je vais vous dire quelque chose qu'un Anglais au moins connaît. C'est de l'histoire ancienne pour vous.
Je commençai l'histoire de Charlie en anglais ; mais Grish Chunder posa une question en hindoustani, et l'histoire continua naturellement et sans effort dans la langue qui lui convenait le mieux. Après tout, on n'aurait jamais pu la dire en anglais. Grish Chunder m'écouta, hochant la tête de temps en temps, puis monta chez moi où j'achevai l'histoire.
— Beshak, dit-il philosophiquement. Lekin darwasa band hai. (Sans doute ; mais la porte est fermée.) J'ai entendu parler parmi les miens de ces ressouvenirs d'existences antérieures. Évidemment, pour nous, c'est de l'histoire ancienne, mais que cela arrive à un Anglais, — à un Mlech nourri de vache, — un hors caste, par Jupiter, c'est on ne peut plus curieux !
— Hors caste vous-même, Grish Chunder ! Vous mangez du bœuf tous les jours. Mais réfléchissons. Ce garçon se rappelle ses incarnations.
— Le sait-il ? dit, tranquillement assis sur ma table, Grish, en balançant ses jambes.
Il parlait maintenant en anglais.
— Il ne sait rien. Vous en parlerais-je, s'il le savait ? Continuez !
— Il n'y a pas lieu de continuer. Si vous racontez la chose à vos amis, ils diront que vous êtes fou, et le feront mettre dans les journaux. À supposer, maintenant, que vous poursuiviez pour diffamation...
— Laissons cela de côté, c'est hors de question. Y a-t-il la moindre chance de le faire parler ?
— Il y a une chance. Oh oui ! mais s'il parlait, cela voudrait dire la fin du monde tout de suite, — instanto, — le monde qui vous tomberait sur la tête. Ces choses-là ne sont pas permises, vous savez. Comme je l'ai dit la porte est fermée.
— Pas l'ombre d'une chance ?
— Comment pourrait-il y en avoir ? Vous êtes un chrétien et il est défendu, d'après vos livres, de goûter à l'Arbre de Vie, ou bien vous ne mourriez jamais. Comment craindriez-vous la mort si vous saviez tout ce que votre ami ne sait pas qu'il sait ? J'ai peur de recevoir des coups de pied. Mais je n'ai pas peur de la mort, parce que je sais ce que je sais. Vous, vous n'avez pas peur des coups de pied, mais vous avez peur de la mort. Sans cela, du diable si vous autres Anglais ne seriez pas tous dans la boutique au bout d'une heure à bouleverser l'équilibre des pouvoirs et à faire du désordre. Ce qui serait mauvais.
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