Nous nous retrouverons à l’École.

 

… Tout secours humain m’échappait à la fois. Je ne prolongeai pas plus longtemps un séjour qui ne me réservait rien que de douloureux, et regagnai Paris, devançant la rentrée. C’est vers Dieu que je tournai mes regards, vers Celui « de qui découle toute consolation réelle, toute grâce et tout don parfait ». C’est à Lui que j’offris ma peine. Je pensais qu’Alissa se réfugiait aussi vers Lui, et de penser qu’elle priait encourageait, exaltait ma prière.

Un long temps passa, de méditation et d’étude, sans autres événements que les lettres d’Alissa et celles que je lui écrivais. J’ai gardé toutes ses lettres ; mes souvenirs, dorénavant confus, s’y repèrent…

Par ma tante – et par elle seule d’abord – j’eus des nouvelles du Havre ; j’appris par elle quelles inquiétudes le pénible état de Juliette avait données les premiers jours. Douze jours après mon départ, enfin, je reçus ce billet d’Alissa :

 

Pardonne-moi, mon cher Jérôme, si je ne t’ai pas écrit plus tôt. L’état de notre pauvre Juliette ne m’en a guère laissé le temps. Depuis ton départ je ne l’ai presque pas quittée. J’avais prié ma tante de te donner de nos nouvelles et je pense qu’elle l’aura fait. Tu sais donc que depuis trois jours Juliette va mieux. Je remercie Dieu déjà, mais n’ose encore me réjouir.

 

Robert également, dont jusqu’à présent je ne vous ai qu’à peine parlé, avait pu, rentrant à Paris quelques jours après moi, me donner des nouvelles de ses sœurs. À cause d’elles je m’occupais de lui plus que la pente de mon caractère ne m’y eût naturellement porté ; chaque fois que l’école d’agriculture où il était entré le laissait libre, je me chargeais de lui et m’ingéniais à le distraire.

C’est par lui que j’avais appris ce que je n’osais demander à Alissa ni à ma tante : Édouard Teissières était venu très assidûment prendre des nouvelles de Juliette ; mais quand Robert avait quitté le Havre, elle ne l’avait pas encore revu. J’appris aussi que Juliette, depuis mon départ, avait gardé devant sa sœur un obstiné silence que rien n’avait pu vaincre.

Puis, par ma tante, peu après, je sus que ces fiançailles de Juliette, qu’Alissa, je le pressentais, espérait voir aussitôt rompues, Juliette elle-même avait demandé qu’on les rendît le plus tôt possible officielles. Cette détermination contre laquelle conseils, injonctions, supplications se brisaient, barrait son front, bandait ses yeux et la murait dans son silence…

Du temps passa. Je ne recevais d’Alissa, à qui du reste je ne savais quoi écrire, que les plus décevants billets. L’épais brouillard d’hiver m’enveloppait ; ma lampe d’étude, et toute la ferveur de mon amour et de ma foi écartaient mal, hélas ! la nuit et le froid de mon cœur. Du temps passa.

Puis, un matin de printemps subit, une lettre d’Alissa à ma tante, absente du Havre en ce moment – que ma tante me communiqua – d’où je copie ce qui peut éclairer cette histoire :

 

… Admire ma docilité ; ainsi que tu m’y engageais, j’ai reçu M. Teissières ; j’ai causé longuement avec lui. Je reconnais qu’il s’est montré parfait, et j’en viens presque à croire, je l’avoue, que ce mariage pourra n’être pas si malheureux que je le craignais d’abord. Certainement Juliette ne l’aime pas ; mais lui me paraît, de semaine en semaine, moins indigne d’être aimé. Il parle de la situation avec clairvoyance et ne se méprend pas au caractère de ma sœur ; mais il a grande confiance dans l’efficacité de son amour, à lui, et se flatte qu’il n’y ait rien que sa constance ne pourra vaincre. C’est te dire qu’il est fort épris.

En effet, je suis extrêmement touchée de voir Jérôme s’occuper ainsi de mon frère. Je pense qu’il ne fait cela que par devoir car le caractère de Robert a peu de rapports avec le sien – et peut-être aussi pour me plaire – mais sans doute il a déjà pu reconnaître que, plus le devoir qu’on assume est ardu, plus il éduque l’âme et l’élève. Voilà des réflexions bien sublimes ! Ne souris pas trop de ta grande nièce, car ce sont ces pensées qui me soutiennent et qui m’aident à tâcher d’envisager le mariage de Juliette comme un bien.

Que ton affectueuse sollicitude m’est douce, ma chère tante !… Mais ne crois pas que je sois malheureuse ; je puis presque dire : au contraire – car l’épreuve qui vient de secouer Juliette a eu son contre-coup en moi. Ce mot de l’Écriture que je répétais sans trop le comprendre s’est éclairé soudain pour moi : « Malheur à l’homme qui met sa confiance dans l’homme. » Bien avant de la retrouver dans ma Bible, j’avais lu cette parole sur une petite image de Noël que Jérôme m’a envoyée lorsqu’il n’avait pas douze ans et que je venais d’en prendre quatorze. Il y avait, sur cette image, à côté d’une gerbe de fleurs qui nous paraissaient alors très jolies, ces vers, d’une paraphrase de Corneille :

Quel charme vainqueur du monde

Vers Dieu m’élève aujourd’hui ?

Malheureux l’homme qui fonde

Sur les hommes son appui !

auxquels j’avoue que je préfère infiniment le simple verset de Jérémie. Sans doute, Jérôme avait alors choisi cette carte sans faire grande attention au verset. Mais, si j’en juge d’après ses lettres, ses dispositions aujourd’hui sont assez semblables aux miennes, et je remercie Dieu chaque jour de nous avoir du même coup rapprochés tous deux de Lui.

Me souvenant de notre conversation, je ne lui écris plus aussi longuement que par le passé, pour ne pas le troubler dans son travail. Tu vas trouver sans doute que je me dédommage en parlant de lui d’autant plus ; de peur de continuer, j’arrête vite ma lettre ; pour cette fois, ne me gronde pas trop.

 

Quelles réflexions me suggéra cette lettre ! Je maudis l’indiscrète intervention de ma tante (qu’était-ce que cette conversation à laquelle Alissa faisait allusion et qui me valait son silence ?), la maladroite attention qui la poussait à me communiquer ceci. Si déjà je supportais mal le silence d’Alissa, ah ! ne valait-il pas mieux mille fois me laisser ignorer que, ce qu’elle ne me disait plus, elle l’écrivait à quelque autre ! Tout m’irritait ici : et de l’entendre raconter si facilement à ma tante les menus secrets d’entre nous, et le ton naturel, et la tranquillité, le sérieux, l’enjouement…

– Mais non, mon pauvre ami ! rien ne t’irrite, dans cette lettre, que de savoir qu’elle ne t’est pas adressée, me dit Abel, mon compagnon quotidien, Abel à qui seul je pouvais parler et vers qui, dans ma solitude, me repenchaient sans cesse faiblesse, besoin plaintif de sympathie, défiance de moi, et, dans mon embarras, crédit que j’attachais à son conseil, malgré la différence de nos natures, ou à cause d’elle plutôt…

– Étudions ce papier, dit-il en étalant la lettre sur son bureau.

Trois nuits avaient déjà passé sur mon dépit que j’avais su garder par devers moi quatre jours ! J’en venais presque naturellement à ce que mon ami sut me dire :

– La partie Juliette-Teissières, nous l’abandonnons au feu de l’amour, n’est-ce pas ? Nous savons ce qu’en vaut la flamme.