Je ne devais plus revoir longtemps ma tante. Mais avant de parler du triste événement qui bouleversa notre famille, et d’une petite circonstance qui, précédant de peu le dénouement, réduisit en pure haine le sentiment complexe et indécis encore que j’éprouvais pour Lucile Bucolin, il est temps que je vous parle de ma cousine.

Qu’Alissa Bucolin fût jolie, c’est ce dont je ne savais m’apercevoir encore ; j’étais requis et retenu près d’elle par un charme autre que celui de la simple beauté. Sans doute, elle ressemblait beaucoup à sa mère ; mais son regard était d’expression si différente que je ne m’avisai de cette ressemblance que plus tard. Je ne puis décrire un visage ; les traits m’échappent, et jusqu’à la couleur des yeux ; je ne revois que l’expression presque triste déjà de son sourire et que la ligne de ses sourcils, si extraordinairement relevés au-dessus des yeux, écartés de l’œil en grand cercle. Je n’ai vu les pareils nulle part… si pourtant : dans une statuette florentine de l’époque de Dante ; et je me figure volontiers que Béatrix enfant avait des sourcils très largement arqués comme ceux-là. Ils donnaient au regard, à tout l’être, une expression d’interrogation à la fois anxieuse et confiante, – oui, d’interrogation passionnée. Tout, en elle, n’était que question et qu’attente… Je vous dirai comment cette interrogation s’empara de moi, fit ma vie.

Juliette cependant pouvait paraître plus belle ; la joie et la santé posaient sur elle leur éclat ; mais sa beauté, près de la grâce de sa sœur, semblait extérieure et se livrer à tous d’un seul coup. Quant à mon cousin Robert, rien de particulier ne le caractérisait. C’était simplement un garçon à peu près de mon âge ; je jouais avec Juliette et avec lui ; avec Alissa je causais ; elle ne se mêlait guère à nos jeux ; si loin que je replonge dans le passé, je la vois sérieuse, doucement souriante et recueillie. – De quoi causions-nous ? De quoi peuvent causer deux enfants ? Je vais bientôt tâcher de vous le dire, mais je veux d’abord et pour ne plus ensuite reparler d’elle, achever de vous raconter ce qui a trait à ma tante.

Deux ans après la mort de mon père, nous vînmes, ma mère et moi, passer les vacances de Pâques au Havre. Nous n’habitions pas chez les Bucolin qui, en ville, étaient assez étroitement logés, mais chez une sœur aînée de ma mère, dont la maison était plus vaste. Ma tante Plantier, que je n’avais que rarement l’occasion de voir, était veuve depuis longtemps ; à peine connaissais-je ses enfants, beaucoup plus âgés que moi et de nature très différente. La « maison Plantier », comme on disait au Havre, n’était pas dans la ville même, mais à mi-hauteur de cette colline qui domine la ville et qu’on appelle « la Côte ». Les Bucolin habitaient près du quartier des affaires ; un raidillon menait assez rapidement de l’une à l’autre maison ; je le dégringolais et le regravissait plusieurs fois par jour.

Ce jour-là je déjeunai chez mon oncle. Peu de temps après le repas, il sortit ; je l’accompagnai jusqu’à son bureau, puis remontai à la maison Plantier chercher ma mère. Là j’appris qu’elle était sortie avec ma tante et ne rentrerait que pour dîner. Aussitôt je redescendis en ville, où il était rare que je pusse librement me promener. Je gagnai le port, qu’un brouillard de mer rendait morne ; j’errai une heure ou deux sur les quais. Brusquement le désir me saisit d’aller surprendre Alissa que pourtant je venais de quitter… Je traverse la ville en courant, sonne à la porte des Bucolin ; déjà je m’élançais dans l’escalier. La bonne qui m’a ouvert m’arrête :

– Ne montez pas, monsieur Jérôme ! ne montez pas : Madame a une crise.

 

Mais je passe outre : – Ce n’est pas ma tante que je viens voir… La chambre d’Alissa est au troisième étage. Au premier, le salon et la salle à manger ; au second, la chambre de ma tante d’où jaillissent des voix. La porte est ouverte, devant laquelle il faut passer ; un rai de lumière sort de la chambre et coupe le palier de l’escalier ; par crainte d’être vu, j’hésite un instant, me dissimule, et plein de stupeur, je vois ceci : au milieu de la chambre aux rideaux clos, mais où les bougies de deux candélabres répandent une clarté joyeuse, ma tante est couchée sur une chaise longue ; à ses pieds, Robert et Juliette ; derrière elle, un inconnu jeune homme en uniforme de lieutenant. – La présence de ces deux enfants m’apparaît aujourd’hui monstrueuse ; dans mon innocence d’alors, elle me rassura plutôt.

Ils regardent en riant l’inconnu qui répète d’une voix flûtée :

– Bucolin ! Bucolin !… Si j’avais un mouton, sûrement je l’appellerais Bucolin.

Ma tante elle-même rit aux éclats. Je la vois tendre au jeune homme une cigarette qu’il allume et dont elle tire quelques bouffées. La cigarette tombe à terre. Lui s’élance pour la ramasser, feint de se prendre les pieds dans une écharpe, tombe à genoux devant ma tante… À la faveur de ce ridicule jeu de scène, je me glisse sans être vu.

 

Me voici devant la porte d’Alissa. J’attends un instant. Les rires et les éclats de voix montent de l’étage inférieur ; et peut-être ont-ils couvert le bruit que j’ai fait en frappant, car je n’entends pas de réponse. Je pousse la porte, qui cède silencieusement. La chambre est déjà si sombre que je ne distingue pas aussitôt Alissa ; elle est au chevet de son lit, à genoux, tournant le dos à la croisée d’où tombe un jour mourant.