Elle se retourne, sans se relever pourtant, quand j’approche ; elle murmure :
– Oh ! Jérôme, pourquoi reviens-tu ?
Je me baisse pour l’embrasser ; son visage est noyé de larmes…
Cet instant décida de ma vie ; je ne puis encore aujourd’hui le remémorer sans angoisse. Sans doute je ne comprenais que bien imparfaitement la cause de la détresse d’Alissa, mais je sentais intensément que cette détresse était beaucoup trop forte pour cette petite âme palpitante, pour ce frêle corps tout secoué de sanglots.
Je restais debout près d’elle, qui restait agenouillée ; je ne savais rien exprimer du transport nouveau de mon cœur ; mais je pressais sa tête contre mon cœur et sur son front mes lèvres par où mon âme s’écoulait. Ivre d’amour, de pitié, d’un indistinct mélange d’enthousiasme, d’abnégation, de vertu, j’en appelais à Dieu de toutes mes forces et m’offrais, ne concevant plus d’autre but à ma vie que d’abriter cette enfant contre la peur, contre le mal, contre la vie. Je m’agenouille enfin plein de prière ; je la réfugie contre moi ; confusément je l’entends dire :
– Jérôme ! ils ne t’ont pas vu, n’est-ce pas ? Oh ! va-t’en vite ! Il ne faut pas qu’ils te voient.
Puis plus bas encore :
– Jérôme, ne raconte à personne… mon pauvre papa ne sait rien…
Je ne racontai donc rien à ma mère ; mais les interminables chuchoteries que ma tante Plantier tenait avec elle, l’air mystérieux, affairé et peiné de ces deux femmes, le : « Mon enfant, va jouer plus loin ! » avec lequel elles me repoussaient chaque fois que je m’approchais de leurs conciliabules, tout me montrait qu’elles n’ignoraient pas complètement le secret de la maison Bucolin.
Nous n’étions pas plus tôt rentrés à Paris qu’une dépêche rappelait ma mère au Havre : ma tante venait de s’enfuir.
– Avec quelqu’un ? demandai-je à Miss Ashburton, auprès de qui ma mère me laissait.
– Mon enfant, tu demanderas cela à ta mère ; moi je ne peux rien te répondre, disait cette chère vieille amie, que cet événement consternait.
Deux jours après, nous partions, elle et moi, rejoindre ma mère. C’était un samedi. Je devais retrouver mes cousines le lendemain, au temple, et cela seul occupait ma pensée ; car mon esprit d’enfant attachait une grande importance à cette sanctification de notre revoir. Après tout, je me souciais peu de ma tante, et mis un point d’honneur à ne pas questionner ma mère.
Dans la petite chapelle, il n’y avait, ce matin-là, pas grand monde. Le pasteur Vautier, sans doute intentionnellement, avait pris pour texte de sa méditation ces paroles du Christ : Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite.
Alissa se tenait à quelques places devant moi. Je voyais de profil son visage ; je la regardai fixement, avec un tel oubli de moi qu’il me semblait que j’entendais à travers elle ces mots que j’écoutais éperdument. – Mon oncle était assis à côté de ma mère et pleurait.
Le pasteur avait d’abord lu tout le verset : Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite, car la porte large et le chemin spacieux mènent à la perdition, et nombreux sont ceux qui y passent mais étroite est la porte et resserrée la voie qui conduisent à la Vie, et il en est peu qui le trouvent. Puis, précisant les divisions du sujet, il parlait d’abord du chemin spacieux… L’esprit perdu, et comme en rêve, je revoyais la chambre de ma tante ; je revoyais ma tante étendue, riante ; je voyais le brillant officier rire aussi… et l’idée même du rire, de la joie, se faisait blessante, outrageuse, devenait comme l’odieuse exagération du péché !…
Et nombreux sont ceux qui y passent, reprenait le pasteur Vautier ; puis il peignait et je voyais une multitude parée, riant et s’avançant folâtrement, formant cortège où je sentais que je ne pouvais, que je ne voulais pas trouver place, parce que chaque pas que j’eusse fait avec eux m’aurait écarté d’Alissa. – Et le pasteur ramenait le début du texte, et je voyais cette porte étroite par laquelle il fallait s’efforcer d’entrer. Je me la représentais, dans le rêve où je plongeais, comme une sorte de laminoir, où je m’introduisais avec effort, avec une douleur extraordinaire où se mêlait pourtant un avant-goût de la félicité du ciel. Et cette porte devenait encore la porte même de la chambre d’Alissa ; pour entrer je me réduisais, me vidais de tout ce qui subsistait en moi d’égoïsme… Car étroite est la voie qui conduit à la Vie, continuait le pasteur Vautier – et par-delà toute macération, toute tristesse, j’imaginais, je pressentais une autre joie, pure, mystique, séraphique et dont mon âme déjà s’assoiffait. Je l’imaginais, cette joie, comme un chant de violon à la fois strident et tendre, comme une flamme aiguë où le cœur d’Alissa et le mien s’épuisaient. Tous deux nous avancions, vêtus de ces vêtements blancs dont nous parlait l’Apocalypse, nous tenant par la main et regardant un même but… Que m’importe si ces rêves d’enfant font sourire ! je les redis sans y changer. La confusion qui peut-être y paraît n’est que dans les mots et dans les imparfaites images pour rendre un sentiment très précis.
– Il en est peu qui la trouvent, achevait le pasteur Vautier. Il expliquait comment trouver la porte étroite… Il en est peu. – Je serais de ceux-là…
J’étais parvenu vers la fin du sermon à un tel état de tension morale que, sitôt le culte fini, je m’enfuis sans chercher à voir ma cousine – par fierté, voulant déjà mettre mes résolutions (car j’en avais pris) à l’épreuve, et pensant la mieux mériter en m’éloignant d’elle aussitôt.
II
Cet enseignement austère trouvait une âme préparée, naturellement disposée au devoir, et que l’exemple de mon père et de ma mère, joint à la discipline puritaine à laquelle ils avaient soumis les premiers élans de mon cœur, achevait d’incliner vers ce que j’entendais appeler : la vertu. Il m’était aussi naturel de me contraindre qu’à d’autres de s’abandonner, et cette rigueur à laquelle on m’asservissait, loin de me rebuter, me flattait. Je quêtais de l’avenir non tant le bonheur que l’effort infini pour l’atteindre, et déjà confondais bonheur et vertu. Sans doute, comme un enfant de quatorze ans, je restais encore indécis, disponible ; mais bientôt mon amour pour Alissa m’enfonça délibérément dans ce sens. Ce fut une subite illumination intérieure à la faveur de laquelle je pris conscience de moi-même : je m’apparus replié, mal éclos, plein d’attente, assez peu soucieux d’autrui, médiocrement entreprenant, et ne rêvant d’autres victoires que celles qu’on obtient sur soi-même. J’aimais l’étude ; parmi les jeux, ne m’éprenais que pour ceux qui demandent ou recueillement ou effort. Avec les camarades de mon âge, je frayais peu et ne me prêtais à leurs amusements que par affection ou complaisance. Je me liai pourtant avec Abel Vautier, qui, l’an suivant, vint me rejoindre à Paris, dans ma classe. C’était un garçon gracieux, indolent, pour qui je me sentais plus d’affection que d’estime, mais avec qui du moins je pouvais parler du Havre et de Fongueusemare, vers où revolait sans cesse ma pensée.
Quant à mon cousin Robert Bucolin, qu’on avait mis pensionnaire au même lycée que nous, mais deux classes au-dessous, je ne le retrouverais que les dimanches. S’il n’avait été frère de mes cousines, auxquelles du reste il ressemblait peu, je n’aurais pris aucun plaisir à le voir.
J’étais alors tout occupé par mon amour et ce ne fut qu’éclairées par lui que ces deux amitiés prirent pour moi quelque importance. Alissa était pareille à cette perle de grand prix dont m’avait parlé l’Évangile ; j’étais celui qui vend tout ce qu’il a pour l’avoir. Si enfant que je fusse encore, ai-je tort de parler d’amour et de nommer ainsi le sentiment que j’éprouvais pour ma cousine ? Rien de ce que je connus ensuite ne me paraît mieux digne de ce nom, – et d’ailleurs, lorsque je devins d’âge à souffrir des plus précises inquiétudes de la chair, mon sentiment ne changea pas beaucoup de nature ; je ne cherchai pas plus directement à posséder celle que, tout enfant, je prétendais seulement mériter. Travail, efforts, actions pies, mystiquement j’offrais tout à Alissa, inventant un raffinement de vertu à lui laisser souvent ignorer ce que je n’avais fait que pour elle.
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